Le souci de pédagogie contraint la créativité des auteurs guadeloupéens d’albums-jeunesse

La production en Guadeloupe d’albums illustrés destinés à  la jeunesse est relativement récente. Une quarantaine d’années. Dans l’entretien que nous publions, deux bibliothécaires s’interrogent sur la compatibilité entre pédagogie, valorisation d’un patrimoine et création littéraire. Ensuite, dans un texte critique, elles analysent plus de soixante-dix albums publiés durant les vingt dernières années. Perspektives : Vous dites que l’identité créole et la mythologie locale brident la créativité des auteurs et illustrateurs. Peut-on parler de  » doudouisme tardif » à  propos de la littérature jeunesse en Guadeloupe et Martinique ?

Sylvana Artis et Patricia Navet: Ce n’est pas cela le problème.

Le problème est que les auteurs et les illustrateurs s’imposent des freins qui emprisonnent leur créativité. Ils s’obligent à  faire de la pédagogie, à  vouloir apprendre obligatoirement quelque chose aux enfants : une promenade dans la forêt devient un catalogue de la faune et de la flore régionale ; Une histoire autour de noà«l devient un inventaire des traditions (mets, fêtes) locales.

Or une fiction n’est pas faite pour décrire et informer, c’est le propre du documentaire.

La fiction, elle, permet de voyager de s’évader du quotidien, de vivre des aventures par procuration, de mettre des mots sur des émotions, de réfléchir à  soi-même, à  sa place dans le Monde, et de prendre de la distance par rapport aux difficultés de la vie quotidienne. Elle peut permettre aux enfants, comme aux adultes, de trouver des réponses à  des questions qu’ils se posent dans leur vie personnelle.

On trouve forcément des traits culturels dans la fiction : dans l’album Maman Dlo, (Albin Michel), le personnage principal de Cécette ne regarde pas sa grand-mère dans les yeux (en Guadeloupe un enfant ne doit pas regarder un adulte dans les yeux, c’est une forme d’insolence). Mais il n’y a pas d’explication dans l’histoire, le fait est mentionné et c’est tout. La grand-mère lui interdit de monter aux arbres mais là  encore trait culturel mentionné…

L’identité culturelle se transmet par la façon dont les histoires sont racontées, par la façon dont les personnages sont mis en scène, par la façon dont ils réagissent, par les interactions entre eux, par leur rapport avec la nature…

Tous ces traits se retrouvent dans la littérature régionale pour adultes mais trop rarement dans celle destinée aux enfants. Pour ce public, le besoin de transmission et de sauvegarde de la culture étouffe toute créativité. On tourne autour des mêmes lieux communs. Rarement sont abordées les préoccupations les plus intimes de nos enfants : la mort, la peur, l’arrivée d’un petit frère, le père absent dans la famille, la jalousie, la colère, la solitude, le SDF du coin de la rue.

– Quand les premiers albums jeunesse ont-ils été édités en Guadeloupe ? Se vendent-ils bien, bref, existe-t-il une demande du public ?
Les premiers albums datent des années 70, époque o๠ils étaient supports pédagogiques. Les albums semblent bien se vendre mais pour avoir une réponse fiable, il vaudrait mieux s’adresser aux librairies de la place.

– Le regard critique des lecteurs eux-mêmes et des professionnels n’est-il pas trop rare ? La critique quand elle est constructive est un point de repère .

En Guadeloupe, il n’y a pas d’émissions littéraires ni même un éventail de la production littéraire de jeunesse sur aucun média. Ce sont les éditeurs qui proposent des ouvrages et les médias en font la promotion sans aucune critique. Pourtant la critique est constructive quand elle repose sur l’analyse d’éléments concrets. Si elle n’est pas gratuite, elle peut vraiment permettre d’avancer

– Ce que vous observez pour la littérature jeunesse ne le retrouve-t-on pas dans d’autres secteurs de l’activité culturelle en Guadeloupe ? Notamment cette question de la critique.

Nous ne pouvons pas critiquer des domaines que nous ne maîtrisons pas : musique, danse, peinture, cinéma etc.

– Quels sont vos espoirs ou vos idées pour une littérature et des albums jeunesse produits en Guadeloupe qui feraient rêver et grandir les enfants dans le monde réel ?
Selon nous les formations, les espaces d’échanges comme lors de la table ronde, à  la Ramée le 14 avril 2012, o๠des auteurs, des éditeurs et des bibliothécaires se sont rencontrés sont importants. Ce sont des moments de partage d’idées, de connaissances du fonctionnement du monde du livre et de ses acteurs .

Parallèlement les concours et des ateliers d’écriture, de création littéraire, d’illustration, etc… peuvent faire évoluer les choses.

xxxxx

UNE ANALYSE CRITIQUE D’ALBUMS JEUNESSE PUBLIES EN GUADELOUPE ET EN MARTINIQUE

par Sylvana Artis et Patricia Navet

 » Une culture qui ne transmet pas son identité à  sa jeunesse est appelée à  disparaïtre »

Cette citation de Gabriel Kinsa, conteur et auteur jeunesse congolais, résume une idée généralement admise en Guadeloupe : les jeunes Guadeloupéens ont besoin d’ouvrages dans lesquels ils se reconnaissent.

Cette idée est très présente dans les préoccupations des enseignants et des parents. Cela répond à  une volonté de sauvegarde et de transmission de la culture et de l’identité créole.

Nous avons étudié les caractéristiques des albums et textes publiés, ces dernières années en Guadeloupe et en Martinique. Comment se traduit concrètement dans ces ouvrages le besoin de mettre en avant le patrimoine, la nature, les traditions, la langue créole ? Est-ce compatible avec la littérature ?

L’illustration : un monde parfait

Dans les albums c’est par l’illustration que les enfants entrent dans le récit, elle est support principal de la narration. Dans les albums analysés (1), s’il s’agit de proposer aux enfants des ouvrages dans lesquels ils se reconnaissent, le pari est gagné puisque la majorité des personnages humains principaux sont noirs et crépus. Quand ce sont des animaux, soit ils appartiennent à  la faune locale, anoli, fourmis, cochon, poule, crabe, soit ils font partie de la mythologie locale, twapat, Bét a man Ibé, Diab, Kompé tig. Les décors, l’environnement sont idylliques, parfaits. Ils se rapportent à  un monde pratiquement disparu, un monde des années 50-60, un monde nostalgique : case créole à  la campagne avec véranda (Twapat, Tartignolle – Jasor, la maison qui marche – CRDP), vêtements dits traditionnels : broderie, madras, collier chou, chapeau de paille (la famille de Florian – PLB, Le Jt de Clémence C-Desnel, Cannelle et vanille – Jasor). C’est sans doute la volonté d’inscrire le livre dans un environnement dit créole.

Au niveau des techniques utilisées, on trouve surtout de la peinture (aquarelle, acrylique chez PLB, Jasor, CRDP) ou des pastels. Il y a très peu de collages, on n’en trouve que chez PLB avec la série Manioc. Malheureusement on trouve aussi des ouvrages illustrés par infographie et certaines illustrations sont d’une effroyable laideur (voir les albums de Desnel). D’autres illustrations dans les ouvrages ressemblent à  des dessins d’enfants. Peut-être dans le but de les attirer mais le résultat est navrant (Tidou et le feu qui vole – Nestor, léo é ti pwason la – Editions Kontakaz).

L’illustration est en règle générale traitée de façon très classique. Seuls deux albums sortent du lot : un jour le monde – PLB avec des techniques mixtes (collage, photo, dessins) et Anatole Flé Soley avec des illustrations qui vont à  l’essentiel en étant épurées et stylisées. A noter aussi que dans tout le corpus nous n’avons rencontré que 2 albums aux illustrations humoristiques : « Le drôle de festin de commère Tartigno », illustré par Sophie Mondésir (Jasor) et « Rosalie et Ti Zandoli », illustré par Sylvie Leduc (PLB).

De plus en plus de maisons d’éditions régionales sont attentives à  produire de beaux albums avec de véritables illustrations (Les 7 dons d’Anansi PLB, L’Anoli amoureux – Jasor, Mon crabe de coeur, Nestor).

Le texte: les descriptions prennent le pas sur l’action et l’émotion

Les textes utilisent des phrases trop longues, un vocabulaire trop complexe pour le public visé par rapport à  la forme choisie (l’album). On sacrifie à  la rime (Manioc sous la pluie-PLB), au style ampoulé ( Clémenceau Bwa-bwa – Desnel). Souvent les descriptions prennent le pas sur l’action, sur l’analyse des sentiments des personnages et leurs motivations. Bref sur leur monde intérieur. Cela empêche le jeune lecteur de vivre des aventures , des émotions, par personnage interposé. Or c’est le rôle essentiel de la fiction. Le jeune enfant en a besoin pour grandir.

Ici la fiction est presque toujours prétexte à  informer, à  apprendre, à  éduquer : on apprend du vocabulaire, on apprend les animaux, l’histoire, les fêtes, les légumes, les poissons etc.

D’ailleurs pour renforcer cet aspect informatif, on voit la présence de notes, de lexique, de croquis, de questions en bas de page, de pistes d’exploitation pédagogiques et de coloriage. Quelquefois le paratexte se compose de préface et/ou de postface qui expliquent, justifient ce côté support outil pédagogique.

Pour inscrire la production régionale dans son environnement caribéen, des éditeurs publient des textes bilingues, trilingues voir quadrilingues. Cela surcharge la page, fatigue l’oeil, rend la lecture difficile. Et au final c’est illisible. (Ed. Lafontaine et Kontakaz)

A noter quelques ouvrages avec des fautes d’orthographe, des problèmes de concordance de temps et des textes non justifiés ou qui débordent dans l’illustration.

Le texte pèse plus que l’image

Dans un album l’histoire se répartit entre le texte et l’image. L’illustration peut être redondante : elle souligne ce que dit le texte. Elle peut être complémentaire : elle prend en charge une partie de la narration, de l’histoire. Elle peut être en décalage et dit donc autre chose que le texte. L’illustration s’articule avec le texte pour raconter et c’est ce  » va et vient  » qui révèle le sens de l’histoire.

Dans notre corpus, moins de la moitié des ouvrages répondent à  la définition de l’album. Les autres sont des textes illustrés. Parmi les albums, 5 ne sont pas narratifs : ce sont des imagiers (PLB et Desnel ). D’une manière générale, dans tous les ouvrages, il y a un rapport hiérarchique entre le texte et l’image avec la prépondérance du texte sur l’illustration. L’histoire peut se comprendre en lisant le texte seul mais pas en ne regardant que les illustrations (Celestin-Zoi-plb). Certaines illustrations sont reprises dans plusieurs pages o๠elles sont utilisées comme éléments de décoration du texte (Tichonchon,Twapat – Jasor, léo é ti pwason la – Kontakaz).

L’illustration reprend surtout ce que dit le texte. Mais comme le texte donne déjà  énormément d’informations, il ne reste que peu de place pour des illustrations narratives et créatives.

Parfois l’illustration est en décalage par rapport au texte et ce n’est pas un effet de style. C’est surtout parce qu’elle n’est pas considérée comme élément prenant en charge une partie de la narration.

Au vue des ouvrages, on ressent un manque, voir pas du tout de coordination entre les auteurs et les illustrateurs.

De plus, l’illustrateur n’est pas toujours considéré comme un auteur à  part entière : son nom ne figure pas sur la première de couverture (Nestor) ou on le trouve sur la 4éme de couverture (Lafontaine) voire sur la page qui fait face à  la page de titre (Tichonchon, Jasor).

Les personnages : des gentils et des méchants sans surprise

On appelle série, un ensemble d’ouvrages qui mettent en scène les mêmes personnages : Manioc , la famille de Man Firmin – PLB. Dans ces séries, le jeune lecteur peut entrer dans le récit en s’identifiant aux personnages qui sont ancrés dans un cadre, une famille, un espace, un temps, un lieu. Il voit vivre Florian dans Les crabes de Florian (PLB).

Dans d’autres séries, les personnages n’ont pas d’épaisseur. Ils sont posés dans un décor (la cuisine, l’école, la salle de bain, la forêt tropicale). A aucun moment ils ne vivent d’histoire ! Ils servent à  la description d’une situation ou d’une information. Les séries Choubouloute-plb et Tino-Crdp fonctionnent sur ce modèle.

En dehors des séries, certains ouvrages ont des personnages principaux auxquels les enfants peuvent s’identifier : Marcello dans Frogolo et Marcello (PLB), Abénou dans Le drôle de festin de Commère Tartignolle (Jasor). Cependant, s’ils existent, ils sont malheureusement trop peu nombreux.

Dans beaucoup d’ouvrages, les personnages principaux sont des adultes. Cela ne permet pas au jeune lecteur d’avoir un effet miroir, c’est-à -dire un héros dans lequel il pourrait se reconnaitre (Aston so bristish-Desnel, Célestin-Zoi-PLB).

Quelquefois ce personnage n’est qu’une silhouette, noyée dans une abondance de texte trop bavard ou trop informatif. Et le jeune lecteur perd le fil du récit : il n’arrive plus à  percevoir et sentir son personnage (Tidou et le feu qui vole – Nestor).

Quelquefois aussi, il y trop de personnages qui se suivent, sans interaction les uns avec les autres, cela tue l’histoire et étouffe l’illustration (Manioc et le rôdeur – PLB, Les fourmis roots-Desnel, Le père noà«l au secours des enfants de Docie-Desnel).

Des prénoms nostalgiques voir folkloriques peuvent aussi gêner l’identification : Mangotine, Titof, Tiboudoum, Féfé, Dédé, Tipolo. Mais peut-être est-ce encore une volonté d’inscrire le texte dans un environnement dit créole ?

L’identification est d’autant plus difficile lorsque les personnages sont emblématiques, stéréotypés. Les gentils sont gentils : Manioc est toujours prête à  rendre service. Dans la famille de Man Firmin, les enfants ne font pas de bêtises, ils sont charmants, ils aiment leurs mamie et toujours prêts à  aider. Dans Tichonchon, les enfants sont protecteurs et dévoués à  leur cochon. Dans La ferme de Papa Vivi, ils prennent des risques pour sauver des animaux. Parmi tant de perfection, nous n’avons rencontré qu’un seul personnage diffèrent car handicapé Léo dans léo é ti pwason la – Editions Kontakaz.

Les méchants, quand il y en a car ils sont rares, sont méchants : PatéPate (Manioc-PLB), le Diab (Le petit garçon et la fl ûte-Nestor), la bet à  Man ibé (Mangotine-K Editions), une vieille gagée (Lowiitt, la grenouille qui danse-Jasor).

D’une manière générale les personnages restent à  leur place, ils sont sans aucune surprise. Le maître dans Polomé, le dernier nègre marron-Nestor, est méchant, son fils est gentil, ami des esclaves. Adulte, il le restera même s’il devient maître de plantation à  son tour. Polomé, le fils de son ancienne amie esclave deviendra Polomé un gentil marron. Dans la plupart des livres, on nage dans les bons sentiments, seul Marcello (Frogolo et Marcello – PLB) et Zazou (le petit garçon et la fl ûte – Nestor) transgressent , désobéissent. Dans tout notre corpus, nous n’avons rencontré qu’un seul personnage ambivalent, le papa dans Twapat – Jasor qui au début de l’histoire est un gentil papa qui raconte des histoires à  ses enfants et qui ensuite s’amuse à  leur faire peur gratuitement tout en leur disant de ne rien dire à  leur mère.

La narration: du flou dans les récits La série Manioc avec ces 4 premiers titres (Toc toc toc c’est Manioc, Manioc et le rôdeur, Manioc boit la tasse etc) a une structure répétitive, en randonnée. On la retrouve chez Mon Crabe de coeur – Nestor, et l’Anoli amoureux, chez Jasor. Toujours chez Jasor, avec Anique Sylvestre, on trouve des histoires enchâssées. Les autres récits ont des schémas classiques, chronologiques.

Dans la série Choubouloute, il y a deux narrateurs celui qui décrit la scène et celui qui pose des questions, pas forcément en rapport avec le sujet de l’album. Mais le jeune lecteur n’a aucune réponse.

Certains récits ont de gros problèmes de cohérence, d’autres sont flous, sans surprise, sans suspense et dans d’autres il n’y a pas d’histoire. Il ne se passe rien . Les messages sont toujours explicites et les fins attendues.

Beaucoup d’ ouvrages se revendiquent du conte même quand ils n’en sont pas. De plus, il y a quelques livres qui sont des mélanges de fictions et de documentaires et de ce fait appartiennent à  un genre indéterminé (Dédé et le secret du gommier – Lafontaine, Zwél-Desnel, Grand-mère pourquoi Sundari-Jasor).

Conclusion

A la lecture de ces ouvrages, les auteurs et les illustrateurs semblent emprisonnés dans des carcans qui brident leur créativité : la pédagogie et la transmission de l’identité créole.

Or cette identité passera de toute façon par la littérature : on ne peut pas cacher ce que l’on est. Quand à  la littérature ce n’est pas son rôle de sauvegarder la culture : elle doit permettre de voyager, de rêver, de ressentir, de réfléchir au monde, à  soi même et de prendre de la distance par rapport au quotidien.

En tant que médiateurs, nous savons que les enfants ont besoin de trouver des réponses à  leurs préoccupations les plus intimes : l’arrivée d’un petit frère, le père absent dans la famille, la jalousie.

NDRL

(1) Les albums de huit éditeurs de Guadeloupe et de Martinique ont été analysés par Sylvana Artis et Patricia Navet, bibliothécaires en Guadeloupe

( La liste des éditeurs: CRDP Guadeloupe, Desnel Jeunesse, PLB édition, Editions Kontakaz, Editions Lafontaine, Editions Nestor, Editions Jasor, K Editions).

Au total 72 livres publiés de 1993 à  2012, la majorité a été éditée à  partir des années 2005.

Auteur/autrice : perspektives

Didier Levreau, créateur en 2010 du site Perspektives, 10 ans d'existence à ce jour