Des ateliers théâtre gwado-cubain qui expriment « les trésors enfouis en chacun de nous »

Les deux textes que nous mettons en ligne répondent au précédent sujet sur la littérature jeunesse en Guadeloupe. La question posée était : la quête identitaire, la pédagogie freinent-elle la créativité ? Les protagonistes d’ateliers théâtre organisés au Nord-Grande-Terre en Guadeloupe répondent. Ils ont tenté de « prélever des éléments du fond culturel traditionnel pour les intégrer dans un processus d’innovation et de création. »

 
 » L’universel c’est le local sans les murs  » Miguel TORGA (poète portugais)

Il fallait une solide conviction culturelle pour proposer quatre semaines de stage de théâtre gratuit à  divers publics (seniors, scolaires, collégiens, lycéens, adultes amateurs) dans un Nord-Grande-Terre guadeloupéen converti en désert culturel. La compagnie Siyaj et l’association La Noria ont relevé cet improbable défi.

Renouveler le théâtre guadeloupéen

Dans le cadre de leur résidence artistique à  Port-Louis, des comédiens cubains et guadeloupéens ont examiné les modalités d’une prise en compte systémique des imaginaires caribéens . Ils ont aussitôt mis en pratique les orientations retenues.

Il s’agit pour l’essentiel de prélever de notre fonds culturel traditionnel des éléments pertinents, des nutriments populaires pour les intégrer à  un processus de création, d’adaptation, d’innovation d’un théâtre Guadeloupéen. En avance dans cette démarche, les artistes cubains aiment à  rappeler que chaque peuple est une réserve d’inventivité, de créativité. En partenariat avec les professionnels Guadeloupéens, ils ambitionnent de faire surgir ce potentiel. Début donc de l’aventure interculturelle entre amateurs, néophytes de tous âges, artistes guadeloupéens s’exprimant en français et artistes cubains d’expression espagnole.

Sollicitée pour assurer la traduction auprès du groupe adulte amateurs, j’ai pu être un témoin privilégié de cette expérience bilingue originale.

Une fois franchie la barrière linguistique, la démarche s’avère conviviale et féconde. Et pourtant, lorsque que le professeur Eugenio Hernandez Espinoza sollicite une allitération locale ou un proverbe créole, la réponse se fait attendre. Tout à  coup, une proposition bien peu locale fuse : » les chaussettes de l’archiduchesse sont sèches, archi sèches ».

A mon sens, l’incident n’est pas anodin ; il illustre une fois de plus la fameuse opposition entre langue jugulée et langue officielle ; langue spontanée et langue des savoirs cultes. Il souligne également le décalage récurrent entre le  » moi émotionnel  » et les réalisations qui émergent.

Il a fallu un certain temps pour que les automatismes gestuels et langagiers du patrimoine local sortent de l’arrière boutique et s’invitent sans complexe au coeur des jeux scéniques improvisés par chaque stagiaire. On peut citer entre autres le recours au boula djel ou à  la célèbre allitération du poète Joby Bernabé :  » fout fanm fô fout lè yo fè fos pou fô ».

Cette dualité linguistique et symbolique légitime – s’il en était besoin – l’objectif de ce projet visant à  codifier et à  valoriser un théâtre Guadeloupéen. Très vite les stagiaires adhèrent à  la démarche et la magie s’opère dans une ambiance exubérante et néanmoins studieuse.

Sous la houlette du dramaturge Eugenio Hernandez Espinoza, les arts vivants sont revisités. Chacun s’attache à  faire jaillir les ressources du conte, du gwo ka, de la gestuelle traditionnelle au coeur des sketches. Le postulat est de décloisonner les disciplines. L’interdisciplinarité peut favoriser l’émergence de nouvelles expressions artistiques. Jacky Jaleme et Mario Coco rivalisent de pédagogie pour inculquer les expressions corporelles (gwo ka, rythmique …) Tout le monde bondit, s’esclaffe et grimace pour reproduire les exercices espiègles que propose Nelson Gonzalez Perez en guise de préparation de la voix et de la respiration.

 » Creusez ! » répète le professeur Hernandez Espinoza à  longueur de cours.  » Il y a des trésors enfouis au fond de chacun de vous. Il vous appartient collectivement de les libérer pour les intégrer aux saynètes que vous allez improviser « .

Tous acteurs, tous jurys ! J’ai vu des jeunes et des moins jeunes élaborer des mises en scène étonnantes, des mamies un temps intimidées oser proposer des scénarios impromptus et porter des commentaires pertinents sur d’autres prestations. J’ai vu, – résurgence imparfaite d’apprentissages enfouis – des stagiaires « parler » espagnol. J’ai vu les Cubains esquisser un français ou un créole hésitant.

Tout au long de ces semaines de stage, les participants ont manifesté une énergie, un engouement un sens de l’initiative et du travail en équipe , remarquables. Preuve que le public peut s’investir totalement, se surpasser lorsque l’opportunité lui est donnée d’être la « chair » d’un projet, lorsque au de-là  de son vécu ,actif ou chômeur, jeune ou moins jeune ,diplômé ou pas, il est sollicité en créativité et non uniquement comme consommateur . Au milieu de ce foisonnement créatif cependant, un seul regret : trois ou quatre hommes seulement sur une trentaine de stagiaires ont participé aux ateliers. A la grande surprise des Cubains qui les attendaient plus nombreux …comme à  Cuba …

Eviter la fermeture culturelle

Alors ? Comédiens d’un jour comédiens pour toujours ? Que restera- t- il de ces stages qui, commencés au mois de mars à  Port-Louis , aimeraient se poursuivre dans d’autres communes ? De toute évidence, et chacun l’aura compris, ce qui se joue dans ces rencontres culturelles bilingues, dépasse le cadre strictement artistique.

C’est d’abord une aventure humaine faite d’émotions de partage et de créativité. Tous les stagiaires ont témoigné les bienfaits de ces ateliers. Tous ont chaleureusement félicité les enseignants en général et les Cubains en particulier. Tous réclament le renouvellement de telles actions. Tous ont éprouvé le désir de communiquer pour dire combien ils étaient heureux et fiers d’avoir participé à  cette expérience.

C’est ensuite une bouffée d’oxygène qui est ainsi proposée a une population pour qui la précarité culturelle le dispute à  la précarité économique et sociale. Rappelons que l’expérience s’est étendue aux écoles collèges et lycée des communes de Petit – Canal et de Port-Louis, aux associations, etc

A l’heure o๠les principales autorités guadeloupéennes vantent sans relâche les mérites de la coopération caribéenne il n’est pas inutile de souligner le rôle que peuvent jouer les arts vivants en tant que vecteur d’inter culturalité et de développement humain. Car il faut s’en convaincre, c’est le talent, l’intuition, et le volontarisme des artistes qui ont déclenché un plaisir d’acquérir les techniques et un désir d’inventer, de se confronter à  l’autre. En retour, c’est l’intérêt que se portent les deux groupes humains et leur entourage, l’envie de réaliser quelque chose ensemble, qui feront le lit d’une coopération systémique, durable et dépourvue de tout paternalisme.

Ainsi , la compagnie Siyaj et l’association La Noria ont ouvert un chantier prometteur. Qu’adviennent d’autres projets similaires ! Il convient cependant d’éviter deux écueils.

– La réduction de ce qui est guadeloupéen au negro guadeloupéen ; je pense par exemple à  la communauté indienne dont le patrimoine immatériel participe à  notre identité, et aux autres. Nos ambitions interculturelles passent par une valorisation raisonnée de tous les apports de notre propre culture.

– La tentation, perceptible ici ou là  en Guadeloupe, de la fermeture culturelle . A cet égard, le philosophe Hegel disait très justement  » Ce n’est pas par la négation du singulier que l’on va à  l’universel mais par l’approfondissement du singulier  » Cette pensée suggère bien, selon moi, la ligne de force indispensable à  tout projet d’approfondissement culturel.

 » LE REVE D’ESTHER

par Alberto Curbelo (1)

Dans l’usine Beauport, marquée par les ans, sous l’égide d’Eugenio Hernandez Espinosa, l’un des dramaturges caribéens d’origine africaine les plus importants, des comédiens professionnels guadeloupéens ont mis leur force en commun pour montrer un moment de leur travail en progression dans le cadre de l’Atelier Itinérant:  » Pour un théâtre guadeloupéen qui intègre son patrimoine culturel sur les scènes contemporaines. »

Cet Atelier est organisé par la compagnie SIYAJ que dirigent Gilbert Laumord et Elvia Gutiérrez, et par les compagnies cubaines : Teatro Caribeà±o de Cuba (représenté par son directeur Eugenio Hernandez Espinosa, et par les comédiens Nelson Gonzalez Perez et Ana Aurora Diaz) et également Teatro Cimarron.

Cinq comédiens qui seraient la fierté de n’importe quel pays, incarnent cinq personnages.

Disons plutôt que ce sont les personnages qui s’emparent des comédiens. Ils leur ravissent leurs noms et les dépouillent de leur existence, de leurs histoires personnelles. Faisons donc également connaître le nom de ces comédiens :

Esther Myrtil, Harry Baltus, José Jernidier, Joà«l Jernidier et Dominik Bernard.

Cinq incarnations qui semblent jaillir de la matrice de la Terre Mère guadeloupéenne, et qui révèlent leur existence, leurs cauchemars, leurs conflits dans leur Non-existence, leur Moi qui emprisonne le Nous.

Cinq créatures qui habitent une Tour de Babel, dans laquelle domine l’incompréhension qui arrache leurs membres et mutile leurs désirs, leurs rêves.

Ils ne vivent pas une vie, ils subissent une vie. Ce sont des âmes qui tissent leur incommunication, qui se refusent la parole et osent à  peine respirer l’existence de l’autre ; malgré leur meurtrissure, leur vrai drame, c’est la tragédie de l’Autre.

Leur cécité volontaire les dépouille de leur humanité : ils se bestialisent, ils arrachent leurs souvenirs, ils se défont de ce qui leur appartient . L’un d’entre eux va jusqu’au crime. Ils rient. Ils pleurent. Ils chantent. Mais en réalité, ils chantent leur douleur, pleurent leur sang, rient de leurs misères humaines.

Chaque perte, chaque tristesse, semble jaillir d’Esther, de la femme qui coule comme le magma, le même ardent magma qui fuse à  tout moment des hauteurs de Matouba. Ce sont des êtres incandescents. Des êtres piégés dans une situation extrême, asphyxiante qui les conduirait au suicide s’ils n’étaient pas les fils de Delgrès, les fils des esclaves qui ont fondé les grandeurs de la Guadeloupe, les fils du Ka, les fils des chants et des danses ancestrales, les fils de la parole qui se cache dans le silence.

Ils se suicideraient si le cri de Delgrès ne montait dans leurs gorges, si le chant des esclaves ne les obligeait à  une autre réalité, si leurs danses ne les regroupaient autour du tambour Ka, qui se dresse majestueusement, et exige la réunion de ses fils. Une réunion physique et spirituelle, du corps et de l’âme.

Ils se suicideraient si le  » kréyol  » ne les fondait pas dans la Nature et la nature immatérielle de tous leurs ancêtres : les ancêtres amérindiens de Karukera, les ancêtres africains et français. Car le  » kréyol  » unit et ne sépare pas. Il les unit en une même langue, une même passion, une même cosmovision, et un même espoir, en les reconstruisant comme êtres humains. Comme des êtres humains qui, délivrés de leurs frustrations, avancent droit vers le public, la tête haute et le regard dirigé vers l’avenir, l’avenir de la Guadeloupe.¨

(1) Alberto Curbelo, l’un des intervenants cubains de ces ateliers théâtre, est dramaturge, essayiste, spécialisé dans les cultures et mythologie des peuples originaires des Caraïbes. Il oeuvre inlassablement pour la sauvegarde des traditions orales et culturelles afro-cubaines.

Il a fondé en 1995 le théâtre Marron qui joue dans les régions les plus reculées de Cuba.

En 1996, il a fondé le festival international  » Oralidad Escénica Barriocuento » qui revendique et représente les traditions orales de l’Amérique.

Photos de Daniel Goudrouffe
( illustration de l’article et diaporama dans la colonne de droite) Ce guadeloupéen est entré en photographie en 1995. C’est la rencontre avec Guy Le Querrec, photographe de l’agence Magnum, qui le conduit à  développer une vision personnelle centrée sur l’homme. Influencé par le photo journalisme et animé d’une certaine idée du reportage, Daniel Goudrouffe se définit comme photographe-auteur.

Puisant aux sources du réel de son environnement caribéen, il témoigne, au delà  de la vision documentaire, de la vie des peuples créoles.

Daniel Goudrouffe vit et travaille en Guadeloupe. Il a exposé en France(Paris, Bourgogne ,Bretagne) au Canada (Montréal) aux Etats-Unis(New York) et dans la Caraibe (Guadeloupe,Jamaique, Haïti, Dominique, Martinique)

Auteur/autrice : perspektives

Didier Levreau, créateur en 2010 du site Perspektives, 10 ans d'existence à ce jour