Peut-on appliquer les mêmes contrôles aux frontières dans des territoires faits d’îles et de frontières liquides que sur de vastes continents ? Rencontre avec deux responsables de la Cimade Guadeloupe: Marion Beaufils et Mathias Haurat. Ils parlent du centre de rétention du Raizet, le seul de ce type dans toute la Caraïbe: « Une machinerie complexe, coûteuse et imposante pas à la portée des États insulaire de la région. »
Dans un contexte où la défense des frontières est érigée en priorité nationale, la Cimade a publié en juillet dernier son rapport annuel sur la rétention administrative et les expulsions en France pour l’année 2015. Ce rapport souligne la complexité du contrôle des migrations dans les territoires d’outre-mer, et interroge au passage le sacro-saint concept de frontière.
De la notion d’étrangers et de frontières dans l’espace caribéen
Dans la Caraïbe, un espace composé de 25 États et territoires insulaires répartis sur moins de 3 000 kilomètres, les migrations de personnes et les échanges entre îles ont toujours eu lieu. Beaucoup de gens ont des appartenances familiales multiples, vivent de la relation entre les îles et font la navette entre elles. Il n’est pas rare de vivre à cheval sur plusieurs îles : d’avoir de la famille en Dominique et en Guadeloupe, par exemple ; de pêcher, et donc de vivre, entre la Martinique et Sainte-Lucie.
Par le contrôle aux frontières, on rigidifie en quelque sorte des mouvements de population qui pourraient être fluides, des échanges traditionnels et inévitables. Cela conduit à des « » résultats aberrants » selon Marion Beaufils, de La Cimade Guadeloupe.
Comme à Saint-Martin, une île coupée en deux, avec au sud les Pays-Bas et au nord la France : « les gens arrivent avec un visa pour la partie néerlandaise. Au fil des années, ils rencontrent une personne vivant côté français, ils y trouvent un travail, ou bien il est plus facile pour eux d’y scolariser leurs enfants. Et bien ces personnes-là peuvent être arrêtées, alors qu’ils sont entrés légalement et qu’il n’y avait aucun problème au départ », nous explique Marion.
L’exemple de la Dominique est également frappant : l’île est située à 50 kilomètres de la Guadeloupe et les deux îles sont reliées en 2 heures par liaisons maritimes régulières. Les personnes d’origine dominiquaise arrêtées en Guadeloupe préfèrent se faire expulser, plutôt que de mettre en œuvre d’éventuels recours, afin de revenir le plus vite possible. Un Dominiquais que Marion a rencontré au centre de rétention avait déjà été expulsé dix fois. « Cela ne sert à rien« , lâche la jeune femme.
Le centre de rétention administrative du Raizet, une exception française dans la région
Le centre de rétention administrative (CRA) du Raizet est le seul centre de rétention de toute la Caraïbe. « La France, c’est le pays européen qui expulse le plus« , observe Marion. C’est une politique coûteuse (plusieurs dizaines de millions d’euros par an) et une machinerie complexe et imposante, pas à la portée des petits États insulaires de la région. La Cimade parle de « disproportion » entre les moyens déployés et les résultats.
En 2015, 416 personnes ont été enfermées au centre de rétention du Raizet – un chiffre en augmentation constante depuis son ouverture en 2010. 211 ont été expulsées. Les personnes retenues venaient à 80% d’Haïti, de la Dominique ou de République dominicaine ; mais également de Jamaïque, du Venezuela, de Saint-Vincent, de Guyane, de Sainte-Lucie, de Chine, de Colombie…
Un centre de rétention, concrètement, c’est un lieu de privation de liberté qui ressemble à l’image que l’on se fait d’une prison : mêmes barreaux aux fenêtres, mêmes agents de police en faction. Celui de Guadeloupe se situe aux Abymes en pleine zone commerciale du Raizet, bien dissimulé au fond d’une impasse bordée d’arbres et derrière l’imposant bâtiment d’une maison de retraite. Par ce centre transitent les étrangers en situation irrégulière arrêtés en Guadeloupe, mais également en Martinique et à Saint-Martin. Ils y demeurent dans l’attente de leur expulsion ou d’une décision juridique en leur faveur.
Souvent, les personnes arrêtées vivent sur ces îles depuis de nombreuses années, ont une famille ou des liens sur place, sont intégrées et membres actifs de la société. Marion et Mathias témoignent de la surprise de leur entourage, choqué de voir leur voisin, leur co-équipier sportif ou le parent d’un ami de leur enfant soudainement enfermé et sous le coup d’une décision d’expulsion du territoire. Marion rapporte l’anecdote d’un policier s’étonnant : « il doit y avoir une erreur, c’est mon voisin!« .
Certaines personnes sont protégées par la loi et ne devraient pas être arrêtées : les parents d’enfants français, les conjoints de Français, ceux arrivés en France avant l’âge de 13 ans ou scolarisés en France. Mais, souvent, les étrangers relevant de ces situations ignorent qu’ils sont protégés et n’ont pas entrepris les démarches pour obtenir un titre de séjour. « En ce moment, l’une des personnes retenues est un monsieur arrivé en Guadeloupe en 1998, quand il avait 9 ans, qui a fait toute sa scolarité en France et père de deux enfants français ; il ne devrait pas se trouver là « , déplore Marion. Il sera sans doute libéré s’il parvient à voir le juge.
Il y a également des personnes « non enfermables » : les enfants, les personnes handicapées ou malades. Mais, dans les fait faits, « on voit de tout« , constate Marion.
La Cimade : un rôle de vigie et de défenseur des droits
La Cimade est l’une des cinq associations habilitées à intervenir dans les centres de rétention administrative par le ministère de l’Intérieur (2). Ses salariés y assurent une permanence 20 heures par semaine. Cette présence régulière leur permet de jouer un rôle de vigie, essentiel pour Mathias Haurat : « c’est important qu’il y ait des gens sur place pour témoigner, dénoncer et provoquer le débat public ; en faire un enjeu démocratique et non pas un endroit o๠l’on enferme des gens en dehors de tout regard citoyen. »
Au quotidien, Marion et Mathias fournissent également une aide juridique individualisée aux personnes retenues. Ils racontent le temps nécessaire pour instaurer la confiance : « comment les convaincre qu’ils peuvent nous faire confiance, tout nous raconter, alors qu’ils sont enfermés derrière des barreaux?« . Ils passent du temps avec eux, chaque jour, pour comprendre leur parcours et mettre le doigt sur ce qui, peut-être, leur permettra de déclencher un recours.
Il existe deux types de recours : judiciaire auprès du juge des libertés et de la détention (JLD) pour contrôler le respect de la procédure ; ou auprès du juge administratif pour contrôler la légalité de la décision d’obligation de quitter le territoire. Mais dans les faits, l’accès aux juges est problématique en Guadeloupe.
Des pratiques pointées du doigt : expulsions éclairs et politique du chiffre
Car la préfecture de Guadeloupe fait preuve de zèle lorsqu’il s’agit d’expulser les étrangers. La Cimade dénonce le « passage éclair » des personnes arrêtées au centre de rétention : les personnes retenues sont restées en moyenne 6 jours, mais 48 % d’entre elles (175) ont été expulsées avant le sixième jour, c’est-à-dire avant d’avoir pu voir le juge. Pour elles donc, aucun moyen de faire valoir leurs droits ou de faire contrôler la procédure. La nouvelle loi relative aux droits des étrangers, votée en début d’année, prévoit de ramener ce délai à deux jours. C’est une des « petites victoires » de cette loi pour les associations.
La préfecture cible également les nationalités « faciles à expulser« , comme les Dominiquais qui opposent rarement de résistance à leur expulsion : ils préfèrent se faire expulser pour pouvoir revenir rapidement, plutôt que de se lancer dans des recours longs et incertains.
Un régime dérogatoire en outre-mer
Autre obstacle : le régime dérogatoire qui prévaut dans certains départements d’outre-mer (Guadeloupe, Saint-Martin, Saint-Barthélemy, Guyane et Mayotte) en matière de droits des étrangers. Ce régime prévoit que les recours auprès du juge administratif sont non suspensifs dans ces territoires ; à la différence de ce qui se passe en Métropole, où la personne ne peut être expulsée tant que le juge n’a pas rendu sa décision. Ici, ça n’est pas le cas.
Les recours administratifs sont donc rares, car ils n’ont que peu de chance d’aboutir avant que la personne ne soit expulsée. Ce régime spécial avait notamment été réclamé par les députés guadeloupéens afin de faire face à une pression migratoire plus soutenue, selon eux, que sur le reste du territoire. Dans les faits, il permet surtout d’expulser plus.
Une politique du chiffre, prétexte et opportuniste, amenée à durer
L’objectif semble être de faire du chiffre, au détriment même de l' »efficacité » des expulsions. Marion et Mathias ont le sentiment qu' »il faut expulser des gens« , peu importe la manière. Le centre de rétention n’est jamais vide, quitte à y retenir parfois des mineurs, ou bien récemment une femme enceinte, une femme gravement malade, une autre arrêtée alors que son fils était à l’école – l’enfant est resté seul trois jours …
D’autres systèmes seraient possibles. « On essaie de réfléchir à des solutions, comme une carte de circulation qui serait valable dans une zone donnée » ; un mécanisme qui serait tout aussi opportun en Guyane, où les gens n’ont qu’à franchir un bras de fleuve pour revenir, ou à Mayotte, où les migrations entre les îles de l’archipel sont nombreuses et inévitables.
Mais « l’époque n’est pas à l’ouverture des frontières ni à la facilitation de l’accès aux visas« . L’image du migrant est actuellement associée à beaucoup de peurs, souvent infondées. Pour beaucoup ici, les migrants sont associés à la délinquance, « alors quand on leur dit que ce sont parfois des lycéens, les personnes sont surprises!« , témoigne Marion.
Avec la nouvelle loi relative aux droits des étrangers, Marion et Mathias s’attendent à un durcissement du contrôle des migrants. Elle prévoit notamment la systématisation de l’interdiction de retour, réservée jusque là à des cas bien précis (représenter une menace à l’ordre public, ne pas vivre depuis longtemps en France, n »avoir aucune attache familiale en France,etc.). Il semble donc que la situation soit amenée à perdurer.
Alors, à leur échelle, les salariés et les bénévoles d’associations comme La Cimade agissent pour plus d’humanité dans le traitement des étrangers arrêtés : individualiser la procédure, faire respecter les droits, améliorer les conditions de vie en rétention … De « petites choses », comme le dit Marion, qui représentent beaucoup pour les personnes arrêtées.
NDLR
(1) La Cimade (Comité inter mouvements auprès des évacués) est une association de solidarité active avec les migrants, les réfugiés et les demandeurs d’asile. La Cimade en outre-mer : http://www.lacimade.org/regions/outre-mer/.
(2) Les 4 autres associations, aussi à l’origine du rapport rétention 2015, sont : ASSFAM, Forum réfugiés-Cosi, France terre d’asile et Ordre de Malte France.