Qu’est-ce que la politique en Guadeloupe ?Harry Durimel, un révélateur inattendu

La vente de la centrale géothermique de Bouillante à  une entreprise américaine, à  travers les débats et les silences qu’elle suscite est revélatrice d’une certaine manière de faire de la politique en Guadeloupe et de la faiblesse du débat public sur les grands sujets. Harry Durimel engagé dans Caraïbe écologie s’est déclaré favorable à  cette vente. D’accord ou pas avec lui, il a le mérite de s’exprimer. Jacky Dahomay membre du collectif qui s’oppose à  la vente, voit dans ses propos une relation confuse à  l’Etat, révélatrice de la relation aux pouvoirs dans ce  » département français des Amériques ».

Il faut reconnaître à  Harry Durimel un certain courage. Alors que toute la classe politique se tait sur le problème de la vente à  l’entreprise américaine Ormat de l’exploitation de notre géothermie, alors que nos élus se gardent bien d’intervenir publiquement sur cette épineuse question, cet élu qui se réclame de l’écologie monte au créneau et est très sollicité par les médias en ce moment. Maître Durimel a ainsi le mérite de rendre le débat public en disant tout haut ce que beaucoup d’élus pensent tout bas. Il a d’autant plus de courage qu’il part seul, son groupe écologie caraïbe ne s’étant pas prononcé à  ce sujet. Et il parle avec une telle candeur innocente que les médias sont ravis, voyant – à  tort sans doute- en l’élu écologique une sorte de  » parler vrai  » ce que les Grecs de l’Antiquité appelait la parrhesia, activité d’un type de discours dont Michel Foucault a montré (dans Le courage de la vérité) qu’il était nécessaire à  la formation de la subjectivité démocratique.

Les propos pour le moins arrogants, agressifs et un brin ironiques tenus par Harry Durimel contre les prises de position de notre Collectif pour la défense de notre géothermie, ont éclaté sur les médias avec la force aveuglante d’un éclair. Loin de nous cependant l’idée d’en être pétrifiés pour autant. Cela dit, les déclarations de l’avocat ont une certaine force et telle est leur vérité. Nous entendons par ce dernier mot non pas la vérité au sens de l’adéquation d’un jugement à  une chose -ce qu’on appelle d’ordinaire l’objectivité – mais la vérité en son sens premier, aléthéïa, dévoilement. L’argumentation développée par Harry Durimel se déroule efficacement en trois points – sans qu’on sache si cela relève d’une authentique dialectique :

1- L’Etat n’a pas voulu – avec l’EDF bien s ûr – poursuivre l’exploitation de la centrale géothermique de Bouillante. Que pouvions-nous faire, nous les élus ?  » Quémander à  l’Etat d’investir « . Ce sont ses propres termes tenus à  Guadeloupe première.

2- Il n’y avait aucune entreprise publique guadeloupéenne capable de prendre la succession. D’ailleurs  » c’est la gestion publique qui est mauvaise  » Et Durimel donne comme exemple la gestion catastrophique de l’eau. De surcroit, Ormat est une entreprise sérieuse et efficace, qu’importe qu’elle soit américaine.

3- La Région a eu donc raison au lieu d’investir dans ce domaine, de privilégier les dépenses de nature sociale. Ces arguments ont une portée incontestable car il résume bien toute la problématique de la majorité de nos élus. En ce sens, Harry Durimel est un super-dévoileur – au sens de la définition de la vérité comme aléthéïa, bien s ûr – car c’est toute la problématique de l’essentiel de nos élus quant au rapport à  la chose politique, à  l’Etat, au bien public et à  la question sociale qui est révélée ici non pas dans la clarté de l’éclair mais plutôt dans celle d’un jour nouveau qui nous donne à  penser.

Le rapport à  l’Etat.

Harry Durimel est avocat, il est censé donc connaître le poids des mots. Pourquoi utilise-t-il donc le verbe  » quémander  » ? Car quémander n’est pas revendiquer. Se battre pour exiger que l’Etat ne vende pas à  une entreprise privée la centrale géothermique de Bouillante, cela relève-t-i de l’acte de quémander ? Etrange qu’un élu puisse penser en ces termes. Le rôle principal de toute politique concerne au premier chef l’Etat, lieu du pouvoir. Si l’Etat développe des politiques publiques contestables il appartient aux hommes politiques soit de les approuver, soit de les contester. Il se trouve que l’Etat en France développe une politique de conformité avec les experts européens qui exigent un désinvestissement des entreprises publiques au profit des entreprises privées par la mise en concurrence des premiers. On attend d’un homme de gauche, comme prétend l’être Harry Durimel, de se battre contre ces politiques étatiques néolibérales à  moins qu’il ne se soit rangé sous la bannière des sociaux-libéraux qui gouvernent actuellement la France donc aussi la Guadeloupe, ces politiques néolibérales ayant des répercussions directes et désastreuses sur notre pays et les choses iront en s’aggravant. Concernant le dossier de la géothermie de Bouillante, l’Etat a trahi ses engagements et on attendait des élus qu’ils mobilisent les citoyens à  ce sujet.

Certes, l’ancienne présidente de Région avait adressé une lettre à  François Hollande (le papa ou le maître de l’Etat si on veut) pour exprimer sa profonde déception quant au désistement de l’Etat concernant la centrale géothermique, mais elle n’a pas eu l’idée de mobiliser l’ensemble des élus, de Guadeloupe comme de Martinique et de l’Outre-mer et l’opinion publique pour contrer cette politique. L’Etat aurait pu alors changer de politique. Contrairement à  ce qu’affirme Durimel, il s’agit bien d’une vente et non d’une cession car Ormat détient 87% du capital de la centrale de Bouillante. Sur les 50 millions d’euros exigés l’entreprise américaine ne verse pour l’instant que 22 millions, le reste sera payé à  l’avenant. De surcroit, la France peut vendre une centrale de production d’électricité à  une entreprise américaine mais l’inverse n’est pas forcément possible car les Américains dans bien des domaines font valoir leur principe de  » secteur stratégique  » alors que les Etats européens ont été incapables jusqu’ici de mettre en oeuvre des principes de réciprocité en réponse aux pratiques des pouvoirs publics américains.

Par ailleurs, des économistes pensent que c’est une erreur de ne pas considérer les ressources naturelles comme facteur de production au même titre que le capital ou que le travail. Tout cela est peut-être contestable mais nous sommes bien là  en pleine politique et le problème de notre géothermie s’inscrit dans ce cadre. Enfin, Ségolène Royal est allée dernièrement en Alsace inaugurer l’ouverture de la première centrale de géothermie profonde capable de produire de l’électricité (laquelle d’ailleurs pose des problèmes écologiques : tremblements de terre) et les 50 millions d’euros qu’elle avait promis concernant Bouillante ont été versés à  cette nouvelle centrale géothermique. Contrairement à  la Guadeloupe, la Région Alsace est totalement impliquée dans cette opération avec un fond de garantie maximale. Un élu guadeloupéen devrait se demander si l’Etat français serait prêt à  vendre cette nouvelle centrale aux américains. N’ y a-t-il pas là  comme un système de deux poids deux mesures ? On attend d’un élu guadeloupéen qu’il se batte, même et surtout contre l’Etat, pour défendre nos intérêts publics et qu’il ne perçoive pas cet acte comme celui de quémander.

Ce ne sont ni nous ni nos ancêtres qui ont demandé, au XVII° siècle, à  l’Etat royal français de s’accaparer de ces îles d’Amériques qu’il a exploitées durant des siècles, contribuant ainsi à  l’enrichissement de la France. Nous payons nos impôts comme tous les citoyens français et nous n’avons rien à  quémander, à  personne.

Harry Durimel perçoit l’Etat comme un maître, un seigneur et non le lieu de pratiques politiques dominantes. D’o๠cela vient-il ? De notre passé esclavagiste et colonialiste, quand l’immense majorité de notre population était exclue des pratiques politiques et surtout lorsqu’à  l’abolition de 1848 on nous a fait croire que la liberté nous avait été octroyée généreusement par la république française. Depuis l’abolition, une tradition politicienne guadeloupéenne ayant émergé en l’absence d’une société civile véritable au sortir de l’esclavage, hérite de cette vision de l’Etat. C’est au fond ce que dévoile, sans qu’il s’en rende compte, notre super-dévoileur. Telle est, concernant ce premier point, sa pathétique vérité !

L’impossibilité d’une gestion publique efficace.

Là  aussi, le  » parler vrai  » d’Harry Durimel porte, notamment quand il prend l’exemple de la gestion désastreuse de l’eau par les Guadeloupéens. Si une entreprise américaine se proposait pour exploiter la distribution de l’eau dans notre pays, Durimel applaudirait des deux mains. Mais ce que l’élu écologique ne dit pas, c’est que les responsables politiques guadeloupéens sont aussi responsables de cette mauvaise gestion guadeloupéenne car ils sont censés défendre notre intérêt général ou public en ce domaine. En réalité, Durimel s’appuie sur des éléments certains mais négatifs de notre culture créole. C’est bien parce que l’esclavage n’a pas été un génocide mais bien une biopolitique qu’il a produit une  » subjectivité nègre  » avec toutes les aliénations qui nous taraudent encore. En témoigne les expressions :  » komplo à  nèg sé komplo a chyen  » ;  » chak klendenden kléré pou nanm a yo  » etc.. Ce que nous proposons d’appeler le  » kompèlapinisme « .

Pour nous ridiculiser, Harry Durimel affirme que les Guadeloupéens n’ont pas à  s’inquiéter, que les Américains ne pourront pas s’en aller avec notre sous-sol géothermique. Argument imparable ! Si une entreprise hôtelière américaine veut gérer une plage publique de façon tout à  fait privée en mettant de côté les  » 50 pas géométriques « , pas de problème dirait notre cher Durimel, n’ayez pas peur Guadeloupéens, ils ne pourront pas s’en aller avec nos plages, dormez tranquilles !

Ainsi donc l’avocat guadeloupéen se fait le fervent défenseur de l’entreprise Ormat qu’il pare de toutes les vertus. Ils apporteront de l’argent, ils créeront des emplois nous assure Harry Durimel. Mais ce qu’il ne dit pas, c’est que cette entreprise est hyper-mécanisée et qu’un nombre réduit d’ingénieurs est capable de faire marcher l’entreprise. En outre cette entreprise demandera des exonérations d’octroi de mer (qu’elle obtiendra) pour tout le matériel importé. Exonérations dont ont profité pendant plus de 30 ans les actuels propriétaires de la centrale Ce que cache l’élu écologiste est que le mode d’exploitation qu’utilise l’entreprise est l’usage du gaz iso-pentane, gaz explosif interdit dans les zones urbaines. Avons-nous des garanties à  ce sujet ?

Plus fondamentalement, Harry Durimel ne prend pas en compte qu’une entreprise américaine n’a pas le même statut que celui de n’importe quelle entreprise étrangère. En effet, l’Amérique est la première super puissance mondiale. Ce n’est pas rien. Elle redéploye ses interventions en Amérique du Sud en renouant avec Cuba, en favorisant des coups d’Etat à  caractère  » démocratique  » comme au Brésil et surtout en utilisant des entreprises locales pour s’accaparer des biens communs comme l’eau et l’électricité. Pensons à  la  » bataille de l’eau  » menée par le peuple bolivien pour sauver ce bien commun. Le gouvernement actuel de la France se soumet à  cette problématique américaine. Ainsi, la France est le seul pays d’Europe à  ne pas interdire le développement d’entreprises privées utilisant les rivières pour produire de l’électricité. Or, il paraît qu’en Guadeloupe certaines entreprises privées construisent des mini barrages sur nos rivières pour produire de l’électricité. Qu’en pensent nos élus ?

Bref, en dénigrant les entreprises publiques guadeloupéennes, Durimel affaiblit aussi les tentatives de petites entreprises privées. Il empêche que soient pensées, pour un petit pays comme le nôtre, des tentatives d’économies alternatives. Plus fondamentalement, au lieu d’élever la conscience collective, il l’enferme dans des tares jugées par lui irréversibles.

Quant à  l’éthique d’Ormat, signalons tout simplement le fait que deux anciens employés lui ont intenté un procès alléguant qu’Ormat, en se fondant sur la disposition 1603 du Trésor américain relative aux subventions accordées aux entreprises, a fait des demandes de subvention frauduleuses pour des projets qui ne remplissaient pas les conditions pour bénéficier de ces subventions. La plainte a été déposée devant la Cour de district des Etats-Unis pour le district sud de la Californie. La plainte découle de la False Claims Act fédérale (la Loi sur les demandes frauduleuses). Contrairement à  un litige civil, la loi prévoit des dommages qui ne peuvent être annulées par un juge. Il y a aussi une pénalité supplémentaire allant jusqu’à  11.000 dollars par fausse déclaration.

C’est peut-être trop demander à  Harry Durimel. Ce dernier dévoile tragiquement le manque de clairvoyance politique quant à  nos intérêts fondamentaux dont fait preuve la majorité de nos élus. Ils adhèrent pratiquement tous au TINA (thère is no alternative) et considèrent le triomphe de l’idéologie néolibérale comme relevant d’une logique de la nature et non de politiques délibérées. Voilà  pourquoi selon eux il faut abandonner les entreprises publiques pour laisser place aux entreprises privées. Notre centrale géothermique de Bouillante en a été victime. C’est la grande trahison de nos élites politiques.

La question sociale.

Ce troisième point mérite un plus long développement que nous ne pouvons pas faire dans le cadre restreint de cet article. Nous y reviendrons une autre fois si nos forces nous le permettent. Disons ceci pour aller vite :

A l’abolition de l’esclavage il était normal que la question sociale prît une importance dominante. Elle le sera jusque dans les années 1970, années qui marquent la fin de ce qu’on a appelé  » le siècle de l’Usine « . Les anciens esclaves qui ont connu l’exploitation inhumaine de l’esclavage sont plongés dans une exploitation salariale tout aussi profondément injuste. D’o๠leur extrême sensibilité à  l’injustice, à  la pwofitasyon. Les leaders politiques populaires viennent presque tous du mouvement associatif à  fort caractère social et on retrouve le même phénomène dans les îles anglophones de la Caraïbe. La question sociale est donc une carte qu’ont toujours su utiliser les dirigeants politiques.

Le problème est que les luttes sociales, toutes pertinentes et justes qu’elles soient ne relèvent pas directement de l’intérêt public quoiqu’elles le concernent d’une certaine manière. Pour des masses exploitées dans l’espace de l’habitation, l’accès aux droits est fondamental et cet enfermement  » plantationnaire  » ne produit guère une vision de l’ensemble de la Guadeloupe, de son territoire et de ses biens communs.

L’accès à  la politique dans ces conditions se fait à  partir de la famille et du clan et non en fonction d’une société civile établie. La tradition politicienne dans nos pays se fonde sur une vision clientéliste avec une certaine indifférence quant aux biens communs. Révélatrice est à  ce sujet fut l’attitude de la majorité de nos élus quant à  la lutte qu’ont menée nos associations contre l’épandage aérien (à  l’exception de Cornano, de Lombion et il faut le reconnaître de Durimel qui fut l’avocat de nos associations). C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre que le président de région, Ary Chalus, ait pu nous dire que le problème de la Centrale était celui de l’Etat et qu’il était plus préoccupé de créer des emplois dans la banane. Position que défend publiquement Harry Durimel. Le déclin de l’industrie sucrière a modifié la question sociale et a accentué chez nos élus la vision clientéliste de la question sociale avec un désintérêt marqué pour le problème des biens communs et de l’intérêt collectif.

Nous en sommes là  aujourd’hui et nous pouvons remercier Harry Durimel de dévoiler -indirectement bien s ûr – dans toute sa vérité la situation politique délétère dans laquelle nous sommes plongés. Dans notre pays, le lien social politique ne fait plus aucun sens. Ce n’est pas propre à  la Guadeloupe d’ailleurs. Le néolibéralisme détruit les identités politiques traditionnelles, lesquelles se rabattent sur des identités plus primaires mais aussi plus dangereuses, ce qu’expriment aussi bien la montée du populisme que celui des violences de toutes sortes. En ne se battant pas pour le maintien de notre centrale dans le domaine public (avec participation évidemment d’entreprises privées ne détenant pas majorité du capital) nos élus endossent une lourde part de responsabilité dans ce délitement de la politique. Sauf un sursaut de la société civile, il est à  parier que les choses iront en se dégradant et nous serons en grande partie responsables de la violence qui continuera à  se développer. Que des mères assassinent leur enfant comme ce fut le cas en France mais aussi en Martinique, que des frères en Guadeloupe se poignardent dangereusement, en dit long sur la dé-symbolisation totale de l’existence collective. Le  » parler vrai  » ou parrhêsia n’est pas celui des sophistes, des rhéteurs en tous genres, des démagogues comme Durimel qui parlent au peuple en le caressant dans le sens du poil.

Foucault l’a montré, la parrhêsia est le parler vrai de celui qui envers et contre tout, contre l’opinion dominante, s’avance et énonce un discours s’appuyant sur un autre registre de vérité. Tel est le sens de la prise de position du Collectif pour la défense de la géothermie de Bouillante. C’est le type de parrhêsia pouvant aider au renforcement de notre subjectivité politique collective. Faut-il nécessairement attendre une indépendance hypothétique pour cela comme le pensent certains nationalistes ? Le débat est ouvert.

Auteur/autrice : perspektives

Didier Levreau, créateur en 2010 du site Perspektives, 10 ans d'existence à ce jour