Incohérence et impuissance, au congrès des élus de Guadeloupe

Les élus guadeloupéens sont-ils à  l’image de ceux qui leur donnent le pouvoir – les électeurs guadeloupéens, s’interroge avec un brin d’inquiétude et pas mal de pessimisme Fabien Marius-Hatchi, dans le texte qu’il nous a envoyé. La société guadeloupéenne est-elle à  ce point  » close » pour reprendre le mot de Franzt Fanon (1) et condamnée au  » moonwalk » collectif ?

  » On a les élus que l’on mérite « . Voilà  peut-être la phrase que j’ai le plus entendue aucours de l’année 2012. Si en lieu et place d’un Mémorial Acte, on décidait, en Guadeloupe, de bâtir un panthéon des lieux communs, je suis persuadé que la phrase  » on a les élus que l’on mérite  » serait la première à  y faire son entrée. Je ne peux, en revanche, assurer qui de Victorin Lurel ou de Jacques Gillot prononcerait le discours d’une telle cérémonie. En réalité,  » on a les élus que l’on mérite  » recouvre deux sens légèrement différents sans être incompatibles.

Il arrive qu’elle sonne comme le rappel de la responsabilité des citoyens dans le choix des élus chargés de les représenter, particulièrement dans leur renouvellement malgré une mandature calamiteuse ou dans leur élection malgré une évidente incompatibilité avec un autre mandat (qui peut, d’ailleurs, lui-même avoir déjà  été exercé de manière tout à  fait calamiteuse).

Il n’est pas inutile de rappeler à  un interlocuteur particulièrement acerbe vis-à -vis des responsables politiques que, in fine, ce sont bien les citoyens qui, directement par leur vote ou indirectement par leur abstention, les ont placés aux commandes de la Cité.

Nous, les citoyens, sommes collectivement responsables des politiques publiques menées par ceux que nous avons élus et la simple désapprobation non suivie d’engagement militant ne peut nous exonérer de notre part de responsabilité dans l’état politique et économique de la société dans laquelle nous vivons.

C’est à  ce moment de la réflexion que, tout aussi imperceptiblement qu’irrésistiblement, nous glissons du premier au second sens de la phrase  » on a les élus que l’on mérite « .

Non seulement c’est nous qui avons élu ces politiciens qui nous atterrent – nous sommes donc, en réalité, plus leurs responsables, qu’eux les nôtres ; mais de plus, loin de les avoir importés d’une contrée étrangère, c’est bien en notre sein, parmi nous que nous les avons choisis.

Au-delà  du fait qu’ils n’ont jamais connu ni RMI, ni RSA ni même RSTA, nos politiciens nous ressemblent. Nous les avons élus à  notre image (2).

Arrivés à  ce point,  » on a les élus que l’on mérite » se transforme en une sentence tellement effrayante que l’on en vient à  regretter de l’avoir énoncée.

Après nous avoir fait passer du rôle de lapidateurs à  celui de complices, elle en vient donc à  nous placer sur le banc des accusés. Ce qui est beaucoup moins agréable et confortable que lorsque nous nous présentions comme les victimes de l’incompétence de nos élus. En réalité, c’est nous tous – élus comme électeurs – qui sommes incompétents. Ou compétents mais totalement incapables. Collectivement impuissants sinon. A moins que nous ne soyons juste totalement dépourvus de volonté. Ce qui est encore pire.

Quel qu’il soit, le constat est de toute façon désespérant. Et même bien plus. Si nos élus sont à  notre image, je crois qu’à  relire le texte de leurs interventions au XIIIème congrès du 27 décembre dernier, il y a de quoi sombrer dans la plus profonde dépression collective qui soit.

Gran parad, ti kou baton

Cependant, Jacques Gillot et Max Mathiasin ayant bien pris soin d’indiquer sur le texte de leur discours que  » seul le prononcé fait foi « , peut-être, justement, ne fallait-il absolument pas lire leurs interventions ?

Peut-être – je n’en sais rien, n’ayant pas eu l’occasion de suivre le congrès à  la télévision ou à  la radio – que les représentants des deux partis politiques les plus puissants de Guadeloupe ont pris le soin de prononcer, à  la tribune et en direct médiatique, une intervention orale beaucoup moins désespérante et déprimante pour la  » Nation sans Etat  » que nous sommes ?

J’aimerais que quelqu’un – téléspectateur ou auditeur de ce congrès – m’apprenne que le prononcé qui fait foi a pris le contre-pied de l’écrit qui désespère.

J’aimerais que Jacques Gillot ne soit pas entièrement à  l’image de notre peuple, que nous ne puissions être résumés à  cette perpétuelle posture du gran parad, ti kou baton qui amène le Président du Conseil général à  marteler que  » notre volonté de changement est intacte  » et que  » le statu quo est impossible  » pour, en conclusion, rogner les ailes de notre devenir et l’enfermer, une fois de plus, derrière les barreaux de l’article 73.

J’aimerais que nous ne soyons pas coupés de notre réalité au point de nous retrouver à  suivre Jacques Gillot dans son envolée hallucinante – et peut-être hallucinatoire – et clamer avec lui que nous n’avons  » jamais eu autant d’espoir pour l’avenir, jamais eu autant d’espoir pour la Guadeloupe « .

Mais peut-être que Jacques Gillot voulait signifier par-là , qu’ayant touché le fond, nous sommes destinés, un jour ou l’autre, à  remonter ? Il devrait peut-être plutôt accepter les lois de la physique et comprendre qu’un cadavre jeté à  la mer, les pieds pris dans le ciment, ne remontera jamais à  la surface.

Contre l’évidence des lois du réel, j’aimerais que nous ne nous leurrions pas nous-mêmes en croyant que  » quelque chose de mieux nous attend « . Si quelque chose de mieux nous attend, reconnaissons qu’il fait vraiment preuve d’une patience hors norme et envisageons l’hypothèse que, d’atermoiements en tergiversations, le  » quelque chose de mieux  » nous ait définitivement plantés, nous abandonnant pour toujours à  notre irritant moonwalk collectif.

Mais, je l’admets, je crains moins le ton apaisant et rassurant du sage qui pense entrevoir une lueur d’espoir par-delà  le désastre que l’éternel bégaiement enrayé des répétiteurs aplaventristes qui ne voient que par les yeux de leurs maîtres.

Ainsi, j’aimerais vigoureusement que Max Mathiasin ne soit pas à  l’image de notre peuple ; que l’assimilationnisme béat qui transpire page après page de son intervention écrite, malgré l’immense faillite qu’est la société guadeloupéenne, n’ait rien à  voir avec nous, qu’il nous apparaisse comme un concept exotique, quasi hermétique à  notre compréhension tant il nous semble étrange parce qu’étranger à  notre sens commun.

Malheureusement, tel n’est pas le cas. L’inconsistance du Premier secrétaire de la Fédération socialiste guadeloupéenne (FSG) est en partie la nôtre.

Comme Max Mathiasin, nous sommes capables de déclarer avec lui que  » le sujet de l’évolution institutionnelle n’est pas la priorité des guadeloupéens (3)  » ajouter qu’il nous faut  » définir quels sont les moyens administratifs, juridiques, économiques et financiers à  mettre en place pour répondre plus efficacement à  (nos) problèmes  » et nous obstiner à  ne jamais évoquer le moindre début de réflexion sur la moindre évolution statutaire qui soit. Nous aimons visiblement rester à  la surface des choses, couper les cheveux en quatre sur la question d’avoir une ou deux assemblées, une ou deux collectivités mais nous fuyons toute remise en cause un tant soit peu sérieuse de notre mode actuel de fonctionnement, qu’il soit politique, économique ou social.

Soixante-six ans de départementalisation, trente ans de région monodépartementale et vingt ans d’intégration à  la très libérale Union européenne qui nous ont menés à  l’assistanat le plus total, à  une dépendance quasi absolue, à  une société de chômage et de violences ne nous semblent manifestement pas des évolutions politiques et économiques suffisamment dramatiques pour que, comme Max Mathiasin, nous ne jugions pas parfaitement incongru d’argumenter pour le maintien d’un statu quo aussi

mortifère et de nous perdre en arguties sur de minimes et minables variables

d’ajustement.

La prestidigitation des mots et des « grands » concepts

Max Mathiasin est peut-être bel et bien aussi à  notre image dans cette appétence incontrôlable pour la prestidigitation savante : prononcer les grands mots du dictionnaire et manier les grands concepts de philosophie politique sans jamais réellement réfléchir au sens qu’ils recouvrent, à  l’utilisation que l’on en fait et, finalement, au contre-sens que l’on commet.

Lire la pensée de Max Mathiasin sur la  » démocratie parlementaire « , sur la  » nécessité d’un contre-pouvoir fort « , sur le  » pouvoir exécutif « , sur la  » menace autocratique  » et sur la  » concentration des pouvoirs « , c’est comme regarder un ours en équilibre sur un monocycle en train de jongler avec des quilles de toutes les couleurs. On est, au départ, assez épaté par la prouesse mais ce qu’on retient finalement du spectacle c’est quand même le moment o๠les quilles retombent sur le museau de l’ours et o๠il s’étale de tout son long sur la piste du cirque.

J’ai vraiment du mal à  imaginer que le Premier secrétaire de la Fédération socialiste guadeloupéenne ait pu, à  la tribune, argumenter pour le maintien de deux collectivités locales afin de prévenir toute  » menace autocratique « , en prenant pour exemple les institutions de la Vème République française, sans qu’aucun socialiste présent n’éclate de rire et ne le renvoie, fraternellement, à  la lecture du Coup d’Etat permanent de François Mitterrand.

Oui, nous aimons nous gargariser avec de grands mots et de beaux discours pour avoir le plaisir d’entendre nos propres déclamations quand bien même nous les faisons tourner dans un sidérant vide intersidéral.

L’ incapacité à  s’emparer du réel
 » Le temps des discours est terminé  » s’écrie, par trois fois, Ary Chalus ; mais à  la fin d’un discours qui fait appel au  » Temps « , à   » l’Histoire  » et à  la  » Responsabilité « , nul ne sait o๠est censé nous mener le chemin  » de l’audace, de la détermination et du courage  » qu’il est venu tracer sous nos yeux ébahis.

Le député et maire de Baie-Mahault semble bien, un instant, revêtir le costume de Martin Luther King, gravir la montagne, tonner, avec flamme, une prophétie qui nous intime de  » fonder nos travaux sur le socle de la Liberté  » mais lorsqu’il se tait et redescend, ses mains sont absolument vides et nous demeurons condamnés aux ténèbres de l’indécision politique.

Dresser des constats sans jamais avancer le moindre début de solution et ânonner ensemble que nous voulons être ensemble, voilà  à  peu près tout ce dont les ténors de la politique guadeloupéenne semblent capables. Voilà  leur ambition politique pour le XXIème siècle, voilà  la solution qui résoudra l’impasse guadeloupéenne : il nous faut être  » ensemble « .

J’ai pratiquement été saisi de vertiges lorsque j’ai lu René Noà«l, maire de la Désirade et président de l’association des maires de Guadeloupe, déclarer que  » oui le chômage mine notre société (mais) nous le vaincrons si nous sommes ensemble  » un  » dans la recherche de solutions « .

Comme si nous pouvions mettre fin au chômage en formant une grande ronde fraternelle. Pourquoi ne pas plutôt égorger, chaque 1er mai, face au monument aux morts du Champ d’Arbaud, sept jeunes femmes et sept jeunes hommes afin de nous concilier les bonnes grâces du Dieu du Travail ?

C’est dire l’incompétence de la majeure partie des politiciens dans le domaine économique et c’est dire à  quel point ils n’ont absolument aucune idée sur les moyens d’assurer le droit au travail de chacun d’entre nous.

Et j’ai bien peur que nous soyons collectivement à  l’image de cette incapacité politicienne à  s’emparer du réel, à  l’étudier et à  produire des outils réflexifs et applicatifs permettant de nous y adapter. A observer notre propension à  estimer qu' » avec la foi, Dieu pourvoit « , je redoute fortement que, comme nos élus, nous soyons empêtrés dans une dénégation permanente du réel.

Il est difficile à  entendre – hautement difficile pour tous ceux qui courent depuis tant de décennies derrière le char de l’espoir, du changement et de la liberté – que nous ne sommes toujours pas prêts.

Mais, si nous sommes à  l’image de nos élus au Congrès, c’est bien le seul constat s ûr que l’on puisse établir, quatre ans après l’immense mouvement social de janvier-mars 2009 dont le délitement entraîne une morosité aussi profonde que l’enthousiasme causé lors de son surgissement.

Mais, là  encore, c’est nous qui sommes les seuls responsables. Nous n’étions pas prêts. Pas prêts à  aller jusqu’au terme logique de notre soulèvement pacifique.

De tous les autres peuples indignés de la Terre, d’Islande à  l’Egypte, nous étions les seuls à  ne pas être prêts. Et, ainsi, n’avons-nous chassé aucun de nos dirigeants du pouvoir, n’en avons exilé aucun – si ce n’est sous les ors de la République, n’avons renversé aucune constitution, ni aucun gouvernement.

Au contraire, nous avons reconduits nos élus aux mêmes places, sur les mêmes fauteuils pour qu’ils puissent confortablement, congrès après congrès, prolonger la situation contre laquelle nous nous étions soulevés et maintenir, tout en agitant des hochets devant nos yeux pour nous distraire, la constitution qui nous englue dans la dépendance et la faiblesse.

Premiers levés, premiers rendormis. Nous sommes décidément un peuple-volcan, capricieux mais inoffensif.

Incohérents et impuissants, pouvons-nous nier que nous méritons notre marasme ?

Notes
(1)  » Et j’appelle société bourgeoise toute société qui se sclérose dans des formes déterminées,

interdisant toute évolution, toute marche, tout progrès, toute découverte. J’appelle société

bourgeoise une société close o๠il ne fait pas bon vivre, o๠l’air est pourri, les idées et les gens en putréfaction.  »

Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, 1952.

(2) Soit dit en passant, si Dieu existe et qu’il nous a, lui aussi, créés à  son image, seule son éventuelle

omnipotence peut lui permettre d’échapper à  un grave état dépressif.

(3) Peut-être que le prononcé qui fait foi du conseiller général de Deshaies a réparé l’omission de la majuscule due aux habitants de la Guadeloupe.

Auteur/autrice : perspektives

Didier Levreau, créateur en 2010 du site Perspektives, 10 ans d'existence à ce jour