Burkini: diktat masculin et/ou libertéd’aller à  la plage pour les femmes voilées

L’automne arrive en Europe, les plages se vident, la température de l’eau de mer baisse, l’inénarrable débat sur le burkini va s’éteindre avec les premiers froids. Il y a un an, lors de l’été 2015 plusieurs articles sur le sujet sont parus dans la presse algérienne et marocaine. Pour éclairer autrement un débat à  l’étroit dans un cadre strictement  » franco-français », il n’est pas inutile d’aller voir ce qui se passe au sud de la Méditerranée.

Durant ce mois d’ao ût 2016 alors que la polémique et les réactions des politiques français sur le burkini prenaient une ampleur « anormale » une autre polémique plus discrète mais intéressante a agité le Maroc pendant quelques jours. L’iman de la mosquée Hassan II de Casablanca, l’une des plus grandes du pays, a posté sur sa page Facebook des propos assez tranchés sur la nudité des femmes. En voici un petit florilège :  » … les femmes qui ne sont pas assez voilées iront en enfer … Regardez nos rues, la nudité obscène, l’étrange audace contre les commandements de dieu, des femmes jeunes dénudées, o๠sont leurs tuteurs etc … »

Plusieurs médias marocains ont traité le sujet, les courants libéraux de la société marocaine se sont exprimés. Cet iman qui portait la parole des courants les plus traditionnalistes du pays a finalement supprimé ces propos de sa page FB en disant avoir été victime de « hackers ». Trop facile. Des observateurs marocains estiment plutôt qu’il a été rappelé à  l’ordre par le roi qui exerce l’autorité religieuse au Maroc et avait, le 16 ao ût prononcé un discours allant plutôt dans le sens de la  » tolérance ». Les propos de cet iman tombaient mal.

Ainsi la question de nudité, du corps de la femme  » qu’il ne faut pas livrer à  la concupiscence des hommes » que nous croyions, en Europe, avoir dépassé avec les années 60 et la libération sexuelle revient au galop poussé par un vent venu de Méditerranée et de sociétés, jadis colonisées, dans lesquelles le corps de la femme n’occupe pas une place naturelle dans l’espace public. Dans ces pays aussi la question se pose, car toutes les femmes ne sont pas prêtes à  accepter le poids des traditions.

Il y a un an toujours, en juillet 2015, le magazine Jeune Afrique publiait un article qui constatait qu’en Algérie : « Le burkini a du succés. La vague du burkini sur les plages algériennes témoigne d’une islamisation de la société, tout en étant le symbole de la séparation entre l’Algérie rurale et celle des villes o๠les tenues sont plus mixtes »

Un journaliste de Jeune Afrique, Saïd Areski écrivait : « c’est le signe d’un tiraillement entre modernité et traditions, ouverture au monde et repli sur soi ».

Ce même été 2015, un an avant la malheureuse polémique sur le burkini en France, une sociologue algérienne Fatima Oussedik, enseignante à  l’université d’Alger a été plusieurs fois citée dans les médias du pays. Que disait-elle ?

Le mouvement lent de réintroduction du corps féminin dans l’espace public
Selon la sociologue, l’apparition en masse du burkini sur les plages algériennes offre deux interprétations possibles:  » On peut estimer que le burkini donne accés à  la plage et aux bains de mer aux femmes voilées. Il s’agit d’une liberté retrouvée pour elles … ou bien on peut le considérer comme un diktat imposé par les hommes pour brimer la liberté des femmes. Les deux interprétations cohabitent dans la société algérienne. »

La sociologue estime qu’on assiste en Algérie « au mouvement lent de réintroduction du corps féminin dans l’espace public et qu’il ne faut pas le brusquer. » Dans les années 90 les femmes algériennes n’avaient pas accés à  la plage et aux bains de mer, aujourd’hui certaines d’entre elles disent: « d’accord, nous sommes musulmanes dans un pays musulman, nous connaissons les textes mais aussi nous nous approprions les espaces publics qui n’étaient jusqu’alors réservés qu’aux hommes. »

En pays majoritairement musulman cette démarche des femmes s’inscrit dans une contrainte sociale et religieuse et une morale dominante qui instaure un rapport inégal entre les sexes. Bien qu’il existe en Algérie des exceptions et des espaces de liberté. Plusieurs articles parus aux cours de l’été 2015 en font état et ceux qui connaissent l’Algérie le savent, à  Bejaia sur les plages de Kabylie maritime le burkini n’est pas majoritaire. Là -bas aussi, au sud de la Méditerranée, des femmes, musulmanes ou pas, croyantes ou pas, revendiquent leur liberté.

De quoi s’agit-il ? De bains de mer, de corps de femmes et de sable chaud
Porter un burkini sur une plage de la Côte d’azur française, là  o๠est né le monokini et o๠s’est baigné Brigitte Bardot dans un espace public qui n’est pas réservé aux hommes, a évidemment une autre signification. Les deux interprétations de Fatima Oussedik ne sont plus applicables. Certes on ne peut pas exclure dans les familles musulmanes vivant en France le poids des pressions familiales – des pères, des frères, du quartier – mais on ne peut pas exclure non plus le désir chez des femmes d’exprimer une identité et une forme de liberté.

Le paradoxe étant que d’un côté de la Méditerranée des femmes se baignent en maillot de bain en enfreignant la morale dominante; et que de l’autre des femmes sont montrées du doigt, voire plus, pour non respect de la laïcité car elles se baignent toute habillées. La morale, contraignante pour la femme en pays musulman, est à  l’oeuvre dans un cas; l’intolérance au nom de valeurs qui ont bon dos est à  l’oeuvre dans l’autre. Dogme contre dogme, il y a là  quelque chose de pathétique. Car au fond de quoi s’agit-il ? De bains de mer, de corps de femmes, de soleil et de sable chaud.

Les hommes – c’est quand même eux – qui expriment tant d’interdiction au nom d’une morale religieuse archaïque ou de valeurs détournées de leurs sens devraient d’urgence s’interroger sur leur propre aliénation. Les uns ont peur de perdre le pouvoir sur les femmes; les autres ont peur (ou font semblant) de voir leur « civilisation balayée » et instrumentalisent cette peur pour de médiocres considérations électorales.

Que la question du burkini fasse intrusion dans la société française – comme celle du monokini l’a fait il y a 50 ans – n’est pas surprenant. Rien n’est figé, les courants de pensées, les conflits, les avancées et les reculs façonnent le monde. Qui pouvait croire que la mondialisation – après l’histoire coloniale de nos pays – aurait pour seul impact de faciliter la circulation des fluxs financiers ainsi que celle des containers et des marchandises sur les mers du monde ?

Les êtres humains, leurs idées, leurs désirs, leurs croyances, leur créativité, leurs fantasmes, leurs ressentiments voyagent aussi. Et ces voyages créent des  » mouvements lents » qui ont besoin de temps comme le dit la sociologue algérienne. Ces  » temps longs » incompatibles avec un calendrier électoral court et des arguments simplistes.

Pas d’angélisme mais de panique. C’est ce qu’a essayé d’appliquer un maire de la Côte d’Azur française, d’une commune toute aussi emblématique que Cannes ou Nice, Antibes. La ville que Sidney Bechett, le jazzman créole né en 1897 à  la Nouvelle-Orléans et mort en 1959 à  Garches dans la banlieue parisienne, a mondialement immortalisé avec ce morceau emblématique:  » Dans les rues d’Antibes ». Jean Leonetti, donc, n’a pas pris de mesure particulière pour imposer sur ses plages « des tenues respectueuses de la laïcité ». Ce maire a le sens de la mesure. Voici ce qu’il a déclaré au plus fort de la polémique:  » Rien ne me permet de déceler à  ce jour un risque de trouble à  l’ordre public et de faire la différence entre une femme voilée qui accompagne quelqu’un sur la plage et un hypothétique groupe de quinze femmes en burkini qui débarqueraient sur mes plages dans un but provocateur. Rien de tel à  Antibes, ils serait donc curieux de lui interdire sur le sable ce qui est toléré sur le bitume. … »

Remettre le débat à  sa juste mesure est nécessaire. Le débat existe : le burkini est le signe d’une poussée identitaire et religieuse qui caractérisent les premières décennies du XXI siècle. Le débat existe en France, il existe au Maghreb et ailleurs. Les interdictions péremptoires, les coups de menton et les replis sur une identité laïque à  la définition confuse ne viendront pas à  bout de légitimes quêtes identitaires ni, plus grave, d’adhésions précipitées à  des dogmes prédigérés.

En revanche, peuvent en venir à  bout la revendication assumée et la réinvention du mot liberté ainsi que l’accés au libre choix dans des sociétés sans dogmes ni tuteur pour les femmes comme pour les hommes d’ailleurs. S’il y a des valeurs à  défendre ce sont celles-là . En Algérie lorsque les femmes auront réinvesti l’espace public occupé par les hommes, il faut espérer qu’un jour elles enlèvent leurs voiles et leur burkini en signe d’émancipation et qu’elles inventent, avec les hommes, une autre manière de vivre leur religion: en France les femmes occupent l’espace public à  part égale avec les hommes et se baignent comme bon leur semble; parmi elles, une minorité, les femmes musulmanes. Si ces dernières savent qu’elles ont le choix : se baigner couverte de la tête au pied pour ne pas montrer leurs corps aux hommes ou bien en maillot de bain – la loi les protègeant – il faut espérer qu’un jour, elles choisissent le maillot de bain et découvre ce qu’est percevoir la douceur d’un rayon de soleil sur la peau. Un « mouvement lent » dit la sociologue.

Pour conclure, ce cours extrait d’un texte de Amin Maalouf (1) tiré de son livre  » Les identités meutrières », de celles qui, poussées à  leur paroxisme fabriquent des assassins. : « Il faudrait faire en sorte que personne ne se sente exclu de la civilisation commune qui est en train de naître, que chacun puisse y retrouver sa langue identitaire, et certains symboles de sa culture propre, que chacun, là  encore, puisse s’identifier, ne serait-ce qu’un peu, à  ce qu’il voit émerger dans le monde qui l’entoure, au lieu de chercher refuge dans un passé idéalisé. Parallèlement, chacun devrait pouvoir inclure dans ce qu’il estime être son identité, une composante nouvelle, appelée à  prendre de plus en plus d’importance au cours du nouveau siècle, du nouveau millénaire : le sentiment d’appartenir aussi à  l’aventure humaine.  »

L’aventure humaine, belle et extraordinaire utopie lorsqu’elle dépasse les identités cloisonnées, les replis frileux, les nationalismes étriqués et les archaïsmes assassins. Ce n’est pas gagné, le mouvement est lent mais incessant.

NDLR
(1) Amin Maalouf auteur d’origine libanaise, vit en France. Dans son essai  » Les identités meutrières » il s’interroge sur la notion d’identité, sur les passions qu’elle suscite et parfois, sur les dérives meutrières. Pourquoi l’affirmation de soi s’accompagne-t-elle si souvent de la négation d’autrui ? Amin Maalouf refuse la fatalité qui voudrait que les hommes s’entretuent au nom de leur identité.

Son essai paru en 1998, avant les vagues de violences que nous connaissons est un livre de sagesse et de lucidité, d’inquiétude sur les signes annonçant, dans les années 90 la montée, des intégrismes, mais c’est aussi un livre d’espoir.

– Amin Maalouf,  » Les identités meutrières », aux éditions Grasset, paru en octobre 1998, 216 pages.