Oppression et liberté, les interrogations d’une artiste caribo-américaine

Jasmine Murrell a des origines caribéennes, elle est née à  Detroit, vit à  New-york et ne se laisse enfermer « ni dans un groupe, ni dans un mot, ni en un lieu. » Artiste, elle s’interroge sur l’oppression et la liberté. Elle était en Guadeloupe début 2014 et a ressenti sur cet archipel « comme une colère qui se cache derrière les sourires ». Entretien. ( La version anglaise est à  la suite de la traduction française.)

 Jasmine Murrell, artiste new-yorkaise d’origine carabéenne a participé au début de l’année 2014 à  une exposition collective, à  Port-Louis en Guadeloupe, dans le cadre de Gwadalie. Une manifestation qui vise à  rapprocher la Guadeloupe de île du Nord voisine, Antigue, à  la fois proche et si lointaine.

L’oppression, la liberté,  » l’authentique résilience de tous les peuples de la planéte » sont ses sujets de prédilection. Elle utilise dans son travail de plasticienne, le papier, les noyaux d’avocats, les déchets. Elle s’intéresse aux interstices de l’Histoire, à  ce/ceux qu’on a oublié volontairement ou par négligence. Elle a répondu à  nos questions et parle – un peu – de la Guadeloupe qu’elle ne connait pas suffisamment, mais dont elle a compris les paradoxes.

Perspektives – Antigue, la Jamaïque, Détroit, Brooklyn et la Guadeloupe … pouvez-vous expliquer le lien que vous et votre travail établissaient entre ces différents lieux ?

JASMINE MURRELLl – Les choix esthétiques que je fais dans mon travail ne sont pas consciemment issus de là  ou je suis née, de là  o๠je vis au quotidien ou du lieu de naissance de mes grands-parents. Les sculptures que je crée viennent d’un subconscient historique qui interagit avec les origines de toutes les personnes qui m’ont faite. Je ne crois pas que l’ADN est silencieux, ni sert un improbable objectif/déterminisme génétique. Je crée des formes qui viennent d’une connaissance intuitive confrontée à  ma propre expérience du monde, celle-ci est à  la fois unique et ordinaire.

– Avez-vous été marquée par votre jeunesse passée à  Détroit ? Que représente cette ville pour vous aujourd’hui ?

Detroit est un de mes lieux, mais ce n’est pas le même lieu que celui que j’ai connu quand j’étais petite fille. Je voudrais dire que tout ce que vous entendez ou lisez sur ce que Detroit est ou était, est faux. Quand j’ai grandi, Detroit était une ville o๠les Noirs américains étaient prédominants. Il y avait dans cette ville la plus importante classe moyenne noire existant dans le monde et, à  cette époque particulière les plus importants collectionneurs noirs d’art vivaient à  Detroit.

Mes parents ont choisi de créer une famille à  Detroit parce que cette ville représentait une sorte d’utopie noire. C’est là  que je suis née, j’y retourne, mais quand je passe du temps à  Detroit je ne peux pas rester trop longtemps, parce que ce que je ressens, ne me convient jamais.

J’ai envie de m’éloigner non pas à  cause des caractéristiques fausses qu’on impose à  Detroit, mais parce que j’estime que ce n’est pas ce que j’ai connu. Ainsi, après avoir voyagé et vécu en différents lieux, je réalise que je n’appartiendrais jamais à  l’un ou l’autre en particulier. Je suis partagée en plusieurs facettes qui composent ma personnalité. Des lieux, des espaces impriment sur nous différentes visions du monde, mais je ne suis pas réduite à  un mot, un groupe, un lieu ou un pays. La manière dont les frontières ont été tracées sur la Terre, la violence de la colonisation ne définissent pas ma culture, mon histoire ni ma maison.

Beaucoup d’endroits m’inspirent, particulièrement ceux qui ont une histoire invisible, chargée de sens, témoignages de la manière dont les humains survivent dans les conditions les plus impossibles. La Jamaïque fut le premier de mes voyages parce que c’est le lieu de naissance de mon grand-père. Ma mère a été adoptée par une famille jamaïcaine, tout ce que nous avons ce sont les documents attestant de l’origine Antiguaise de ses parents à  elle. En savoir plus sur les origines de ma mère est à  la fois important et une douloureuse expérience.

Mon grand-père, immigré jamaïcain sans papier, a adopté ma mère avec l’espoir que ses enfants n’auraient jamais à  vivre les conditions oppressantes qu’il a connues en arrivant aux Etats-Unis pour être  » a self made man ». Il a caché sa vraie identité pour se faire un chemin aux USA.

Je suis inspirée par l’authentique résilience contenue dans l’histoire de tous les peuples de la planéte. Ce que racontent les petites gens est souvent effacé par les paillettes qui recouvrent les vies des gens célébres et des privilégiés. Je suis intéressée par tout ce qui a été oublié.

– Quel est votre sujet de travail favori et le matériel que vous préférez ?

Le contenu et la matière de mon travail change tout le temps, mais ce qui est toujours présent est mon intérêt pour la sublimation des conditions de développement de l’oppression. C’est profond dans mon coeur. Savoir que chaque action provoque une réaction, ainsi j’adore creuser et découvrir des histoires oubliées. Actuellement, les déchets, les avocats, le papier sont des matériaux très importants pour moi.

– Lors de votre séjour en Guadeloupe que vous a inspiré ce archipel : son peuple, sa société, ses paysages, sa nature ?

Je ne suis pas restée assez longtemps en Guadeloupe pour pouvoir exprimer un avis holistique. J’ai l’intention de revenir quand je maîtriserai mieux le français. Mais je dirais que la Guadeloupe est un pays incroyablement beau et paisible. J’ai été très inspirée par les autres artistes de l’exposition à  laquelle j’ai participé et par l’énergie que j’ai ressentie sur un questionnement précis: qu’est ce que cela signifie réellement, être libre ?

Tout le monde est poli, mais il y a une face cachée que je voudrais décrire, comme une colère derrière les sourires. Je ressens cette dualité de la production artistique dans les oeuvres que j’ai pu voir lors de mon passage en Guadeloupe.

Je pense qu’à  ce stade de l’histoire, il est important de s’interroger : qu’est ce que cela veut dire être libre ?

Il y a plusieurs niveau de liberté – celle du corps, de la nation, de l’esprit, quelle est la liberté la plus importante à  acquérir ? Vivant dans le système capitaliste notre intérêt pour les choses matérielles, les apparences, les personnes superficielles, rend difficile la perception de ce que cela signifie réellement être libre.

Quand je voyage dans la Caraïbe, à  travers ces territoires et ces peuples, je suis toujours frappée par ce questionnement sur la « liberté vraie ».

Pour en savoir plus sur Jasmine Murrell: Jasminemurrell.com ou http://jasminemurrell.tumblr.com/

(ENGLISH VERSION)

Jasmine Murrell

Oppression and freedom the questioning

of an artist caribo-American

– Antigua, Jamaica, Detroit, Brooklyn and Guadeloupe. Can you explain the links that you and your work connect from these various places?


The aesthetic choices made in my work are not consciously derived from where I’m born, where I live currently or from the birthplace of my grandparents. The sculptures I create come from a subconscious history that interweaves the origins of all the collections of people that have made me. I don’t believe that DNA is silent or serves a largely unknowable genetic purpose. I’m driven to make things that come from a place of intuitive knowledge that reaches beyond my own singular and current experience on the planet.

– Were you marked by your youth lived in Detroit? When you return to the city, what is Detroit for you today?

Detroit is one of my homes but it’s not the same home that it was when I was a little girl. I would say that it’s safe to say that everything you have heard or read about what Detroit was or is, is a lie. When I was growing up, Detroit was predominantly a city of black Americans. It had one of the largest black middle classes in the world and the most black collectors of art at that particular time. Both of my parents chose to raise my family in Detroit because it was a kind of black utopia. It is my birthplace and I still visit but when I lived there I couldn’t wait to leave because I felt I never fully fit in. I wanted to go as far away as I could, not because of the false characteristics that they impose on Detroit, but because I felt that I didn’t belong. Yet, after years of traveling and living in many different places I realized that I will never belong any one particular place. I am divided by a multi-faceted conception of the Self. The body containing many different places spaces that has imprinted on different versions of seeing being in the world . But, I am much more than a word, a group, a place, or a country.The as been marked by border lines on the land, created through the violence of colonization, don’t define my culture, my history or my home.

Many places inspire me, particularly those that have an invisible historic significance and are a testament to how human beings thrive in the most impossible conditions. Jamaica was one of the first places that I traveled because it’s the birthplace of my grandfather. My mother was adopted and all we have are the papers describing the Antiguan origins of my grandparents. Knowing more about the origins of my mother’s people became an important but also painful experience. My grandfather, who was a Jamaican illegal immigrant, adopted my mother with the hope that his children would never have to endure the oppressive conditions that he experienced just to come to the US and be a self-made man. He had to hide his true identity to pave a way for himself in the United States. I am inspired by the true resilience that can be found in the stories of common people in every part of the world. Their narratives are often passed over for the glossy lives of the privileged and famous. I’m interested in what has been forgotten.

– What is your favorite working subject and favorite material?

The content and material of my work change constantly but what is always present is my interest in the sublime spirit that evolves out of oppressive conditions. Deep in my heart I know that every action has a reaction, so I enjoy excavating and discovering forgotten histories. Currently dirt, avocados, and paper are the materials that are most important to me.

– What in Guadeloupe inspired in you? How do you find the people, landscape, society, and nature?

I don’t think that I was in Guadeloupe long enough to form a holistic opinion. I do plan to come back when I’ve learned more French. But Guadeloupe was incredibly beautiful country and very peaceful. I’m really inspired by the other artist in the show and an intense energy that I sensed in Guadeloupe of questioning what it truly means to be free. Everyone is polite but then there is this other side that I would describe as anger hidden behind a smile. I can really feel and see this dualistic quality in the art that I saw while visiting Guadeloupe. I think in this day in age, its really important to question what it really means to be free. There are many levels of freedom — of body, of a nation, and of the mind, which is the most important freedom we can ever acquire. Existing within the system of capitalism our attractions to things and false personas has made it much more difficult to perceive what it really means to be free. I’m always inspired through the land and the people to think deeply about this question of true freedom when I travel to the Caribbean.

Auteur/autrice : perspektives

Didier Levreau, créateur en 2010 du site Perspektives, 10 ans d'existence à ce jour