L’école: une fabrique à  creuser les inégalités

Dans une société en mutation, l’école a une fonction patente d’éducation et une fonction latente de régulation de l’ordre social. Le système est en panne, les grands principes d’éducation et d’égalité ne marchent plus, en Guadeloupe et ailleurs.

  » L’ECOLE EST UNE TERRE DES HOMMES SANS TERRE »

Bertène Juminer (1)

Les attentes à  l’égard de l’école n’ont jamais été aussi fortes. Ecole dont on attend tout et qu’on critique tant. Elle est devenue le couteau suisse de nos impuissances sinon nos insuffisances. L’école est ravalée au rang de samu de notre faiblesse. Or, dans le même temps, ses capacités à  les satisfaire et sa légitimité même se voient plus que jamais contestées.

Nous avons voulu considérer le système éducatif moins comme un instrument de sélection que comme une source d’émancipation. Nous serions-nous dangereusement trompés ? En effet, l’école est marquée par de fortes inégalités et d’origine multiple : sociale, territoriale, de genre, d’offre scolaire, de financement, de conditions d’enseignement. C’est bien au-delà  d’une hiérarchie scolaire. C’est une pyramide sociale qui s’installe, durable et intangible.

L’école de Jules Ferry est une équation des impossibles qui ne profitant plus qu’aux meilleurs élèves. Car l’école ne sait pas faire réussir les autres. Elle offre un enseignement élitiste adapté aux plus brillants. Ainsi, la France est l’un des pays développés o๠l’écart de résultat est le plus important entre les élèves de statuts sociaux favorisés et défavorisés.

Le facteur socio-économique reste encore aujourd’hui central dans la réussite des élèves. Le déterminisme social s’est définitivement installé dans le quotidien du système éducatif français et a fini par se confondre avec lui. Au final, la politique éducative ne corrige donc pas les inégalités de départ de la situation des élèves. Elle tend plutôt à  renforcer les inégalités scolaires. La méritocratie reste donc une barrière infranchissable.

Le service civique est un palliatif social pour ceux que l’école ne tire plus hors de leur condition. Une ultime tentative pour fluidifier le jeu français, puisque les institutions normales sont bloquées.

 » Le début de la tyrannie »

Toute une série de données qui semblaient aller de soi et qui servaient de socle à  l’institution scolaire ont été ébranlées, voire sont en passe de disparaître. La famille et l’école ne tirent plus dans la même direction. Le sens des savoirs s’est brouillé. L’autorité dont l’institution scolaire a besoin pour fonctionner ne lui est plus reconnue. La fonction sociale de l’éducation et la place de l’enfant dans la société sont devenues problématiques.

La notation perçue comme une sanction, est diabolisée au nom des libertés. La dictée est déconseillée quand le niveau de l’orthographe s’effondre. La suppression sinon la limitation du redoublement et du travail à  la maison est suggérée à  demi mot. La culture générale est supprimée des examens et concours d’entrée des grandes écoles. Tout cela au prétexte que ces instruments d’évaluation sont des facteurs d’inégalité. En outre, un système éducatif parfois accusé de laxisme à  l’égard de l’indiscipline des élèves, qui abandonne ses enseignants à  leur fragilité et à  leur solitude.

Dans ce contexte, l’avertissement de Platon (IV siècle avant J-C) dans  » La République « garde tout son sens :  » Lorsque les pères s’habituent à  laisser faire leurs enfants. Lorsque les maîtres tremblent devant leurs élèves et préfèrent les flatter. Lorsque les jeunes méprisent les lois parce qu’ils ne reconnaissent plus rien au-dessus d’eux, alors c’est le début de la tyrannie  » ?

La télévision détricote ce que l’école tente d’inculquer !

De surcroît, la question scolaire se pose dans le contexte de la vaste mutation engendrée par les nouvelles technologies. Elles semblent sonner le glas du savoir. En effet, la politique des générations n’est plus portée ni par les curés, ni par les instituteurs, mais par les spécialistes du marketing. La socialisation de l’innovation s’opère désormais à  travers un marketing de la jeunesse, devenue un pouvoir d’achat. La société est segmentée en fonction de marchés, sur le ciblage des générations.

Comment donc communiquer aux élèves les valeurs républicaines, les enseigner la morale laïque, quand la télévision détricote le soir ce que l’école aura péniblement tenté d’inculquer pendant la journée. C’est en reprenant en compte tous ces facteurs, qu’un nouveau contrat intergénérationnel doit être fondé. L’Etat social ne se résume pas à  la sécurité sociale. Son avenir est en partie suspendu à  cette question des générations.

Plus que jamais les esprits ont besoin d’une solide formation du jugement, de méthodes et de repère que seule une école refondée peut, à  l’échelle d’une société, enseigner.

Il est donc important de réaffirmer une haute ambition pour l’école afin d’enrayer le sacrifice éhonté de la jeunesse guadeloupéenne et favoriser sa formation. En effet, la part de la population de plus de 15 ans non scolarisée et sans diplôme est deux fois supérieure à  la moyenne nationale. Cette situation n’est pas sans lien avec le fort taux d’illettrisme qui touche 20% des guadeloupéens. A cet égard, 69% des personnes illettrées sont sans diplôme et sont à  80% issues d’un milieu social défavorisé. Par ailleurs, 30% des jeunes qui participent à  la Journée défense et citoyenneté sont en difficulté de lecture.

La fracture scolaire source de violence et de pauvreté

Cette insuffisance de formation est source de pauvreté. Car la formation est un facteur fondamental du développement économique et un pilier du pacte républicain qui implique de donner du travail à  chacun et des perspectives à  la jeunesse. Cette question est redevenue centrale avec l’aggravation des inégalités sociales et du risque de marginalisation définitive dont souffre une partie des jeunes guadeloupéens.

Cette fracture scolaire à  la fois la conséquence et la cause non exclusive de la fracture sociale, de la relégation culturelle, des carences cumulées des politiques urbaines, du recul de l’Etat et des institutions, de la crise de la citoyenneté collective. Le capital culturel en particulier sous sa forme scolaire, continue d’orienter puissamment les trajectoires sociales.

Il est même vraisemblable que la valeur sociale des diplômes n’ait jamais été aussi forte qu’aujourd’hui. Nos pratiques culturelles sont en premier lieu structurées par les clivages économiques (Pierre Bourdieu, La Distinction, 1979. Philippe Coulangeon, Métamorphoses de la distinction, Grasset, 2011). L’école française est en effet trop et trop tôt sélective. Elle est ségrégative et reproductive. En réalité, le simple reflet d’une société elle-même tout aussi élitiste et inégalitaire.

L’élitisme républicain de notre école, sa culture du classement et de l’élimination précoce, sa tolérance aux inégalités et à  leur reproduction exigent des mesures bien plus appropriées et radicales. La loi n°2013-595 du 8 juillet 2013 d’orientation et de programmation pour la refondation de l’école de la République paraît bien timorée. En définitive, le double défi qui nous incombe de relever est la lutte contre les inégalités sociales et par ricochet la réussite de tous les élèves.

(1) Bertème Juminer est né en Guyane en 1927, décédé à  Trois-Rivière en Guadeloupe en 2003. Le lycée de St Laurent du Maroni en Guyane porte son nom. Après des études à  Paris, il a exercé la médecine générale en Tunisie durant 20 ans, puis quelques années au Sénégal.

En 1982, il a été nommé recteur de l’ancienne académie des Antilles-Guyane. En 2000 il a signé avec Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau un manifeste pour une refondation des DOM ». Il a défendu l’idée d’une plus grande autonomie pour les Antilles et la Guyane ainsi que le principe du rapprochement entre les Guyanais et les Antillais.

Auteur/autrice : perspektives

Didier Levreau, créateur en 2010 du site Perspektives, 10 ans d'existence à ce jour