24h sur le Champ de Mars à  Port-au-Prince regards pour une Révolution haïtienne

En découvrant, certes tardivement lors d’une visite à  l’Artocarpe au Moule, la performance de Joelle Ferly, la première réaction fut l’étonnement. La seconde fut l’envie d’en savoir plus. Invitée à  Haïti en 2011 pour une résidence d’artistes soutenue par la fondation Africamerica, Joelle Ferly a voulu apparaître autrement qu’une étrangère de passage, membre privilégié d’un programme international, qui vient  » voir  » Haïti. C’était quelques mois après le tremblement de terre du 12 janvier 2010 , depuis un an, une foule d’observateurs, de medias, de journalistes, de photographes affluaient dans le pays pour observer et « ramener » des images. Comment faire autrement ?

Joelle Ferly a imaginé aller sur la grande place de Port-au-Prince dès les premiers jours de son séjour et se livrer à  Haïti, sans tenir compte des recommandations sur les risques réels ou imaginaires, l’insécurité, et rester là , au milieu des Haïtiens, 24h, debout, sans s’alimenter, à  voir et écouter la foule haïtienne et se laisser voir par elle. Durant 24h, sa performance a été filmée.

Pour évoquer cette aventure, plus d’un an après, nous avons retranscrit des propos et des questions posées par des Haïtiens pendant le tournage de la vidéo et les impressions de Joelle Ferly enregistrées tout de suite à  la fin de sa performance.

Le cadre: la place du Champ de Mars à  Port-au-Prince, à  quelques dizaines de mètres se dressent les tentes de fortune sous lesquelles vivent des familles sans logements. Vétue de blanc, Joelle Ferly monte sur une sorte d’estrade un samedi à  16h, avec l’intention d’en redescendre le lendemain à  la même heure. Un performance sans autorisation officielle, mais avec l’encadrement assurés par les artistes de Base Art Culture une structure culturelle haïtienne. Au début quelques personnes, curieuses, se sont approchées pour voir:  » De quoi s’agit-il? » Puis il en est venu toute la journée, jusqu’à  plusieurs centaines, toute la nuit, pour voir cette drôle de personne, ce  » zombi » . « Je ne parlais pas, mais je voyais et j’entendais, c’est une expérience que je n’oublierai jamais » assure Joelle Ferly. Pour faire autrement, Joelle Ferly s’est montrée aux Haïtiens plutôt que leur demander de se montrer à  elle. Evocations. D.L

Paroles d’Haïtiens : est-ce qu’on va parler de ça dans l’histoire de l’humanité ?



 » Est-ce que c’est une anthropologue, une psychologue, une sociologue, quelle est sa logique, elle est ici depuis 4h, elle va rester 24h, sans manger, elle est toujours debout, je comprends, mais quand même; Je sais aussi que c’est une artiste, ce n’est pas une mince affaire.

– J’étais sur la route, on m’a dit qu’il y avait ce spectacle, je suis venu regarder. On m’a dit qu’il y a une personne qui s’est installée là  depuis hier. Dans le monde, chaque jour on découvre des choses nouvelles. C’est une personne qui sait montrer sa résistance, c’est comme ça que je peux interprêter ça.

– Est-ce qu’on va parler de ça dans l’histoire de l’humanité ? Est-ce que c’est une bonne expérience ou non ? Je ne sais pas. mais d’après moi c’est une bonne expérience.

– Je suis venu regarder.

( l’homme s’adresse au cameraman). Tu occupes quelle place dans cette histoire ?

– Je l’accompagne, je suis un ami.

– Je n’ai rien à  dire de ça, je n’ai jamais vu une personne qui passe 24h comme ça, ça m’étonne.

– ( Le cameraman pose une question) Tu as envie de faire pareil ?

– Pas forcément. Je peux te demander, puisque tu fais partie de l’équipe, tu vas m’expliquer, je vois ça pour la première fois, pour quelle raison elle fait ça ?

– ( Un homme s’adresse au cameraman) Tu es de quelle presse ?

– Je ne suis pas journaliste, je suis là  juste pour elle. Qu’est ce que ça t’inspire ?

– Le show, une femme qui reste là , 24h de temps. Mais je me demande comment ça se fait.

– Tu es artiste toi-même ?

– Bien s ûr.

– Qu’en penses-tu, en tant qu’artiste ?

– ça sonne bien, c’est une belle initiative, moi quand je chante je suis inspiré par tout ça.

– Serais-tu capable de chanter pendant 24h ?

– Plus que ça, plus que ça! »

Jo Ferly : Ah quel voyage!

Le cadre : allongée sur un lit, dans une petite chambre, visiblement fatiguée, la bouche pâteuse, quelques minutes après avoir quitté la place, Jo Ferly revient sur son expérience .

 » Je suis complétement KO. Ah quel voyage. Tous ces gens, toutes ces personnes autour de moi, mais plus ça allait, plus j’étais dans ma bulle, ils étaient là , mais c’était une histoire de moi, avec moi-même. A la 22em heures, j’ai failli abandonner. Faut être un peu con pour faire ça, je n’ai plus de voix, je ne tiens plus sur mes jambes.

Pendant ces 24h c’était intéressant de voir le public. Ils venaient poser des questions, ils trouvaient curieux que je ne puisse pas parler. Il y a ceux qui ont commencé à  me lancer des pierres; ceux qui disaient que je faisais de la magie; ceux qui commençaient à  prier devant moi, qui disaient que j’étais Jésus, j’ai eu tout un pannel.

De jour comme de nuit, c’était intéressant. La nuit a été très vivante, il y avait des vendeuses jusqu’à  3 heures du matin, plusieurs coupures d’électricité, des enfants pieds nus comme sur les photos. Par contre, j’ai vu beaucoup de personnes se battre en elles, des tensions qui montaient, autant chez les hommes que chez les femmes. Vivre dans la précarité, ça crée des tensions pour un oui ou pour un non, celui qui voulait telle place, celui qui voulait voler, celle qui pensait que j’étais une folle et n’arrêtait pas de se disputer avec tout le monde. C’est dingue, pour un oui ou pour un non.

Observer tout ça, au fond, c’était le but de la manoeuvre.

J’ai vu absolument toutes les tranches d’âge et de catégories sociales. Je crois que la presse a été prévenue, il y avait aussi des gens huppés; ils avaient prévenu des gens du ministère de la culture qui ont débarqué avec leurs robes de soirée, carrément. Le samedi en fin de journée, ils se sont mélés à  la foule avec leurs gros 4×4, c’était intéressant de voir le contraste : les chauffeurs, les gardes du corps, ces personnes sortaient à  peine 3 secondes de leurs voitures, prenaient dix mille photos et remontaient … et voilà . Ils sont passés à  plusieurs reprises: le soir, la nuit et le dimanche matin. » J’ai vu tous les publics gosses pieds nus et huppés en 4×4.

Est-ce qu’elle a l’habitude de faire ça ? C’est l’une des questions qui revenait toujours dans la bouche des gens. J’entendais des personnes qui disaient:  » elle a répété, elle a répété … »

Bien s ûr je me suis préparé au jeune les jours qui ont précédé, j’ai arrêté de boire à  10h le matin pour commencer la performance à  16h … J’ai pu me vider tranquillement pour m’assurer de ne pas avoir besoin d’aller aux toilettes. Le propre de cette oeuvre est de tester les limites du corps, donc je n’avais pas répété quoique ce soit. »

Double sens: révolution et responsabilité

 »

Une autre question revenait :  » Mais qu’est ce qu’elle veut dire ? » L’absence de sens est insupportable à  beaucoup de personnes.

C’est là  que le rôle des médiateurs était important. Au début, ils ont bien joué ce rôle d’explication, mais les heures passant, eux-aussi étaient de plus en plus fatigués, ils n’ont pas continué jusqu’au bout .

L’idée de l’oeuvre avait un double sens : la rotation de la Terre en 24h, la révolution de la planète et, en jouant sur les mots la révolution, à  mon avis nécessaire à  Haïti, sous l’aspect politique.

Pour celui qui regarde, je voulais inclure l’idée de prise de responsabilité. Je voulais dire qu’à  tous moment, pour chacun de nous il est possible de se remettre en question, de faire, de pousser les limites et de dire : on peut y arriver.

Il y a ce manque d’initiative, car je crois qu’à  Haïti, on a inculqué à  la population cette incapacité ou difficulté à  faire … oui c’est un peu ça.

Dans la foule, des gens croyaient que j’étais un homme, ils ont été étonné de voir que c’était une femme qui faisait ça.

Ce n’est pas quelque chose que j’ai déjà  fait, et à  la limite ni que je peux refaire.

J’ai partagé avec le public et avec les artistes qui m’accompagnaient la spontaneité de la première fois. Je pense que beaucoup de personnes parleront de ça à  Haïti, sans connaître mon nom et diront :  » ben voilà , il y avait une foldingue, qui se dit artiste et a passé 24h de temps, comme ça … »

Pourquoi elle est venue faire ça à  Haïti ? Plutôt que répondre à  cette question, je veux parler d’une chose qui m’a extrêmement frappée : c’est le nombre de personnes qui prenaient des photos. Pour moi, ça c’est une victoire. Là -bas, c’est souvent l’étranger qui prend des photos du pays et des Haïtiens et là , l’inverse s’est passé, c’est eux qui prenaient en photo une performance d’artistes, mais aussi une étrangère. Et du coup, ils ont quitté la place avec un souvenir du passage de cette étrangère.

Des gens passaient en 4X4, ils n’avaient rien compris mais il prenait des photos parce que tout le monde en prenait, ça, ça me plait beaucoup. Ils s’approprient l’artiste pour ensuite en parler ailleurs, en garder un souvenir. Comme dans un musée d’art: on visite puis on fait des copies.

« Pourquoi Haïti ?

 »

J’ai beaucoup entendu cette question. Connaissant la combine de tous les étrangers qui vont à  Haïti certains disaient :  » On l’a payé pour faire ça. Si elle avait été Haïtienne on ne l’aurait pas laissé faire. Il faut que ce soit une étrangère. »

Il y a toujours cette logique faisant que beaucoup d’Haïtiens ont cru que j’étais arrivée avec une grosse structure, beaucoup de moyens, du coup l’idée de don que je faisais avec cette oeuvre n’est pas envisageable.

Moi je concevais cela comme un salut, un hommage à  Haïti.

Des gens ont dit aussi: « Elle est venue parce que nous sommes la 1er République noire, elle vient chercher quelque chose chez nous ». Et ça c’est s ûr.

C’est une performance que j’avais mis sur papier en Guadeloupe et que je devais réaliser dès mon arrivée, sur cette place que je ne connaissais pas, mais dont bien s ûr j’avais entendu parler. Je suis arrivée les yeux bandés, je voulais découvrir. J’avais la trouille avant de mettre le bandeau, je m’étais préparé par des séances d’étirements, de méditations, je suis heureuse d’avoir pu tenir. »

( Retranscrit pour Perspektives par Didier Levreau)

Auteur/autrice : perspektives

Didier Levreau, créateur en 2010 du site Perspektives, 10 ans d'existence à ce jour