BLAN (1) : l’ autobiographie graphique d’un blanc en territoire noir ou … le  » créole du futur » !

C’est l’histoire d’un jeune homme d’une trentaine d’année qui en 2000, à l’aube du XXIem siècle arrive en Guadeloupe sans rien connaître du pays. Ou très peu. Il vient rejoindre la femme de sa vie, c’est ce qu’il explique dans le roman graphique et autobiographique, qu’il vient de publier aux éditions Long Cours. Faut-il préciser la couleur de sa peau ? Cela peut ne pas sembler nécessaire, mais dans ce cas, ça l’est. Il est blanc. C’est même le titre du livre : Blan.
Ce récit graphique et autobiographique raconte avec une sincérité non feinte et un certain courage le cheminement d’un jeune homme arrivant de la banlieue sud de Paris dans l’archipel guadeloupéen, sans avoir lu Maryse Condé, Aimé Césaire ni Frantz Fanon. Depuis il a lu Edouard Glissant, théoricien de la créolité.
Terre inconnue pour lui – » terra incognita » – la Guadeloupe ne l’est pas pour ses habitants qui en partagent la langue, la culture et l’histoire chaotique depuis plusieurs siècles. Le jeune homme va devoir apprendre, comprendre, découvrir. Il aurait pu faire le voyage, s’installer , filer le parfait amour et vivre comme essaient de le faire un certain nombre de « Métros » (2) dans l’archipel : sea, surf and zouk dans un  » paradis tropical » de la mer des Caraïbes.
Mais ce jeune homme a une sensibilité , une curiosité et une créativité qui ne se satisfont pas de cet hédonisme à objectifs limités.
Un résidu amer
20 ans plus tard, après avoir grandi, de blanc être devenu blan, il raconte comment la rencontre avec la Guadeloupe sa culture, ses habitants, son histoire chaotique et son art de vivre a bouleversé toutes ses certitudes. Il venait de loin, d’un territoire « normal » – blanc, aurait dit Coluche. La banlieue parisienne à l’aube du XXIem siècle perdait pourtant beaucoup de son homogénéité et se créolisait assez vivement.
Mais c’est ainsi, lors du  » premier contact » mis à part les panneaux de signalisation au bord des routes tout lui est apparu étrange. Il s’est découvert faisant partie d’une’ minorité visible et a commencé à cheminer pour devenir  » le cobaye de sa propre créolisation ». 20 ans plus tard, donc, un peu moins jeune, il livre son expérience en dessins et en textes, dans un récit teinté d’humour mais aussi d’ incertitudes sur sa créolité en devenir, inachevée et instable.
La qualité du livre, au-delà de son esthétique, est de soulever des questions sensibles voire très sensibles. La société idéale sera-t-elle multiraciale ? Sera-t-elle créole ? Dépassera-t-elle enfin la question de la couleur ? On peut l’espérer, les meilleurs parmi les humains le souhaitent quelle que soit leur couleur de peau, mais après des siècles d’une domination blanche si violente et si peu délicate, ce ne sera pas aussi simple. La créolité, brèche dans des uniformités mortifères caractérise des individus aux identités plurielles et des sociétés en mouvement. L’auteur de Blan y voit un futur radieux dans lequel il se projette.
Il cite toutefois Edouard Glissant et cette réserve :  » Si dans les éléments culturels mis en relation, certains sont infériorisés par rapport à d’autres la créolisation ne se fait pas vraiment (…) La créolisation se pratique quand même dans ces conditions là, mais elle laisse un résidu amer, incontrôlable ».
Glissant décrit là, la société créole telle qu’elle existe, telle qu’il la connue dans son île,la Martinique. Une société créole inachevée, laissant ce « goût amer ». La société créole atteint ses limites quand il s’agit de changer les règles du jeu politique, économique, social qui la figent dans de vieilles et pesantes contraintes.
Ni blanc, ni noir, juste humain
L’arête dans la gorge, le rocher dans la chaussure des Noirs comme des Blancs, c’est l’héritage colonial ces  » chapitres dont les pages sont difficiles à tourner … » : génocide amérindien, commerce triangulaire , lynchages aux USA, Mai 67 en Guadeloupe, Charonne 1961 etc …
L’auteur de Blan veut tourner la page, il est troublé de voir que la notion de race, conceptualisée et instrumentalisée par le colonialisme , est revendiquée par quelques uns de ceux qui en ont été victimes. Et qu’ils retournent cette arme contre « l’agresseur colonial » représenté par la figure du blanc. Mais alors la société créole permet-elle à un blanc venue d’ailleurs de se départir de cette figure et de cette identité blanche?
–  » Que je veuille ou non je ne peux me défaire de cette identité bien qu’elle ne définit pas l’ensemble de ce que je fais … » répond l’auteur .
Se défaire de cette identité liée à la couleur, blanche ou noire consiste à gommer ce que l’histoire coloniale a voulu faire de nous, dominé ou dominant .
La double page que François Piquet – c’est le nom de l’auteur, artiste blanc en pays guadeloupéen – consacre à « la tête de l’emploi » est révélatrice du formatage des sociétés et des esprits : a-t-on le droit de s’étonner au XXIem siècle d’être opéré par un chirurgien noir et de faire défricher son jardin par un jardinier blanc. Certainement pas,, mais ce n’est pas gagné, notre époque postcoloniale n’a pas gommé toutes les représentations.

L’autobiographie graphique de François Piquet est touffue comme un jardin créole, réflexions pertinentes, candeur, humour noir (sic) et un zeste de culpabilité blanche s’y mèlent le tout porté par des dessins en noir et blanc qui mettent en scène et déconstruisent les stéréotypes du racisme.
L’auteur chemine en quête de sa créolité en devenir. Blanc débarqué de France en Guadeloupe, il y a 20 ans, il revendique la créolité de sa production artistique; si ce n’est sa propre créolité. Ce livre peut inspirer d’autres « blanfwans » qui arrivent encore en Guadeloupe sans connaître le pays, sauf peut-être ses « bons collèges », ses meilleurs quartiers où habiter et ses belles plages signalés sur les sites en ligne pour « expatriés « .
Frantz Fanon dans ses écrits sur la psychiatrie explique que la situation coloniale a créé des pathologies chez les colonisés mais aussi chez les colons et pas des moindres. De ces pathologies l’écrivain martiniquais exhortait les Blancs comme les Noirs à s’extirper. François Piquet s’inscrit dans cette démarche : ni blanc, ni noir , juste humain.
De cet album en noir et blanc, touffu comme un jardin créole tirons pour terminer cette courte phrase de Gilles Deleuze:  » Nous naissons déterminés, mais nous pouvons mourir libre. » Nous le pouvons …

BLAN, Chroniques de créolisation, Précis anti-raciste, François Piquet, aux Editions Long Cours, 28,60 euros.
François Piquet vit et produit en Guadeloupe. « Blan-fwans », sa pratique artistique est née en Guadeloupe. Il fait le pari d’expérimenter artistiquement la « créolisation » d’Edouard Glissant, et les imprévus d’une création contemporaine populaire et protéïforme.
Sculptures, installations, street-art, video, et immersion sociale du geste artistique : sa démarche est contemporaine, combinant l’humour et l’expérimentation de nouvelles manières, matières et médias, pour présenter des formes accessibles, politiquement incorrectes et bousculant les points de vue sur les relations humaines.

NDLR
(1 ) Blan orthographe en créole pour blanc. Arrivé blanc, 20 ans plus tard l’auteur considère qu’il est devenu Blan aux yeux des Guadeloupéens et à ses yeux.

(2) Métros, pour métropolitain noms donné en Guadeloupe aux Français de l’hexagone qui viennent dans l’archipel s’installer durablement ou de passage
(3) Blanfwans orthographe en créole pour « Blanc de France » venus de l’hexagone, différenciés des « Blancs pays » natifs du pays. Le terme  » Béké » utilisé en Martinique pour désigner les autochtones blancs n’est pas utilisé en Guadeloupe. Les Afro-antillais et les Indiens constituent la majorité de la population de la Guadeloupe et de la Martinique.

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