1817 – 2010 : de la Vénus Noire à  Guerlain les origines d’un racisme ordinaire

Un film sorti récemment , la Venus Noire, et les propos racistes d’un vieux monsieur tenus un jour à  13h sur une chaîne de télévision publique. Peut-on faire un parallèle entre ces faits de l’actualité récente en survolant deux siècles d’histoire sans faire un de ces raccourcis faciles qui ne font pas avancer la réflexion. On peut essayer tant le rapprochement, au final, semble possible, sinon évident. Le film est celui de Abdelladif Kecchiche, la Venus Noire, qui relate la vie au début du 19e siècle, d’une jeune femme africaine transportée à  Londres puis à  Â¨Paris comme un phénomène de foire d’abord, puis comme objet d’étude pour des scientifiques sans coeur ni âme. Une histoire vraie.

La Vénus Noire si on lit la plupart des critiques est un film difficilement supportable, quasiment insoutenable pour certains. Les scènes d’humiliation longues et répétées, cruelles, au cours desquelles cette femme noire est traitée comme une bête sauvage n’épargnent pas le spectateur. Au final pourtant on peut dire que Kecchiche a trouvé la distance juste, le ton qui permettent au film d’échapper à  une description par trop réductrice du racisme.

Sarah, la femme Hottentote est maltraitée par les hommes, parce qu’elle est noire, parce qu’elle est femme, parce qu’elle est différente. Elle symbolise toutes les oppressions et les humiliations subies dans l’Histoire par les femmes et subies aujourd’hui encore. C’est l’un des aspects du film qu’on peut retenir.

Et le racisme ? Le metteur en scéne dans un entretien au journal Le Monde n’accable pas ce public qui au début du 19em siècle, à  Londres et à  Paris, allait assister au numéro de cirque auquel était soumise la Venus :  » Ces gens venaient assister à  un spectacle, voir une artiste, et pas une sauvage mise en cage . » Ce public londonien et parisien était à  la fois frustre, craintif, cruel, curieux, peu cultivé, mal informé, on le voit dans le film.

Abdelladif Kechiche n’a pas la même indulgence pour les scientifiques auquel Sarah a été confrontée. Eux étaient informés et cultivés, ils connaissaient les auteurs européens du siècle précédent qui avaient entrepris de dénoncer l’esclavage et le racisme et pourtant ils n’ont voulu regarder Sarah que comme un animal, avec plus de froideur et de mépris que le public de foire.

 » Voilà  qui nous interroge sur l’homme, sur sa capacité à  devenir, bien que cultivé et civilisé, un barbare, » déclare Kecchiche dans cet entretien au Monde.  » Je vois là  un irrespect de l’humain qui renvoie aux camps de concentration ou à  ces photographies récentes montrant des soldats irakiens torturés et humiliés. »

Une pseudo rationnalité qui a pollué les esprits

Qui étaient ces scientifiques ?

Leur chef de file était Georges Cuvier considéré aujourd’hui encore comme le  » père de l’anatomie moderne » et un grand nom de la zoologie. Le premier tome de sa biographie publié en 2006 aux éditions Odile Jacob a pour titre  » Naissance d’un génie ».

Kechiche dans son film montre un génie lisse et sans âme qui a pour préoccupation de démontrer que Sarah n’appartient pas au genre humain, qu’elle est proche de l’orang-outang, justifiant ainsi la supériorité des blancs sur les noirs. C’est l’autre aspect du film, proche de la réalité historique. Cuvier, réputé complaisant avec les pouvoirs en place, représentait un courant dominant de la pensée européenne du début du 19e siècle, fondé sur les préjugés racistes.

A aucun moment le scientifique ne perçoit l’humanité que porte la jeune femme, ses émotions, sa sensibilité extrème à  la musique et à  tout ce qui l’entoure, il ne voit en elle qu’un corps à  disséquer. Les conclusions de Cuvier dans son siècle – Sarah est plus proche de l’animal que de l’être humain – justifient les conquêtes de territoire et la création d’empires coloniaux, c’était bien utile à  l’époque.

Ces scientifiques du 19em siècle, hommes théoriquement cultivés, ont prétendu hiérarchiser les races par des analyses qu’ils voulaient rationnelles. Ces analyses et ces conclusions fondées sur une pseudo rationnalité ont pollué le 19e et le 20e siècles en contaminant des esprits qu’ils auraient pu ou d û éclairer. Les zoos humains, exhibitions d’êtres humains, ont continué à  Paris, Lyon, Bordeaux jusqu’au début du XXe siècle. Que reste-t-il de ces errements au 21em siècle ?

Sans penser à  mal.

Nous en arrivons ainsi à  Guerlain et ses interrogations sur le travail des négres.

Il y a eu ses propos tenus sur une chaîne publique, quelques réactions isolées d’abord, puis la chaîne mise en demeure par la CSA pour non maîtrise de son antenne, cela signifie quoi ?

Qu’un vieux monsieur de 73 ans, héritier d’une riche famille, 29e fortune de France, les Guerlain, lui-même dirigeant de cette entreprise jusqu’en 2002 s’est « lâché » devant les caméras.

Il a dit: « Travailler comme un négre, mais au fait les négres travaillent-il vraiment ? »

Parlait-on ainsi dans la famille Guerlain, utilisait-on ce vocabulaire? La « spontanéité » du propos devant la caméra peut le laisser penser.

On ne peut en tout cas ignorer que dans de nombreuses familles françaises et européennes on parlait ainsi, sans penser à  mal, sans soupçonner un instant que ces propos étaient humiliants pour une partie du genre humain. Tout simplement parce que des scientifiques comme Cuviers, des livres d’écoles, des films pendant des décennies ont entretenu ce regard sur l’autre, nourri les préjugés sur le lointain, sur l’étranger, le sauvage.

Ce regard a évolué en 2010. Encore heureux. Guerlain a d û s’excuser et Kechiche a mis en scéne Sarah, il lui rend sa qualité de femme, d’être humain, de comédienne qu’elle voulait être en jouant la « sauvage » qu’elle n’était pas. Il lui rend sa dignité et par ce film la replace dans notre mémoire comme l’a fait l’Afrique du sud, le pays d’origine de Sarah, qui a , en 1993, réclamé à  la France les restes du corps de la Vénus pour qu’ils soient inhumés en terre africaine. Ces restes conservés au musée de l’Hommes à  Paris ne sont retournés en Afrique qu’en 2002 après de longues tractations juridiques et diplomatiques. .

En a-t-on pour autant fini avec la mauvaise mesure de l’homme et des valeurs humaines ? Il est à  craindre que d’autres apprentis sorciers, scientifiques et théoriciens sans âmes ni conscience, Cuvier du XXIem siècle hantent toujours la planéte. Bref, faut-il faire aveuglément confiance aux scientifiques ? On l’a cru longtemps, on sait depuis Cuvier qu’il faut garder la part du doute.

Auteur/autrice : perspektives

Didier Levreau, créateur en 2010 du site Perspektives, 10 ans d'existence à ce jour